— Par Jean-Paul Scot, historien —
Depuis les crimes de janvier 2015, tout le monde ou presque se réclame de la laïcité dans la plus grande confusion. Rien d’étonnant: elle est aujourd’hui trop souvent incomprise, falsifiée et dénaturée. Si la France est définie depuis 1946 comme une « République indivisible, laïque, démocratique et sociale », c’est à la suite des très longues luttes qui ont abouti à la séparation des Églises et de l’État par la loi du 9 décembre 1905, que la Cour européenne des droits de l’homme a qualifiée de « clé de voûte de la laïcité française».
Sous l’Ancien Régime, le catholicisme était la seule religion d’État légitimant la monarchie de droit divin. Cependant, dès Philippe le Bel (XIII e – XIV e siècle), la France fut le premier État européen à rejeter la théocratie pontificale et la suprématie du pouvoir religieux sur le pouvoir politique.
Néanmoins, les pouvoirs temporel et spirituel étaient seulement distincts, pas séparés, car ils avaient le même objectif: imposer à tous les sujets du roi les « devoirs envers Dieu».
La France a également été le premier État à instaurer la tolérance. Alors qu’à la fin des guerres de Religion s’impose en Europe le principe « tel prince, telle religion », en France, Henri IV accorde à ses sujets protestants la liberté de culte et l’égalité civile par l’édit de Nantes de 1598, que Louis XIV révoquera. La tolérance n’est pas la reconnaissance d’un droit naturel, plein et entier, pour tous les hommes libres.
D’ailleurs le philosophe anglais Locke la refuse aux catholiques et aux athées jugés incapables de morale.
Aussi les philosophes français des Lumières ont préféré lutter pour la pleine liberté de conscience et de pensée. La tolérance annonce certes la laïcité, mais les deux termes ne sont pas synonymes, même si beaucoup les confondent aujourd’hui encore.
C’est la Révolution française qui représente le tournant capital dans le long processus de laïcisation de l’État et de la société. La déclaration solennelle du 26 août 1789 opère une véritable révolution copernicienne: la société sera désormais fondée sur les « droits de l’homme » et non plus sur les « devoirs envers Dieu».
Puisque les hommes sont « libres et égaux en droits », « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi». La liberté religieuse est assurée et le blasphème n’est plus un crime.
La Constituante laïcise l’origine du pouvoir en proclamant la souveraineté du peuple et l’égalité des citoyens.
La Législative instaure l’état civil en 1792 et légalise le divorce. La Convention affirme les principes de la laïcité scolaire, renonce à salarier les prêtres et proclame même en 1795 une première « séparation » de l’Église et de l’État.
Mais, pour rétablir l’ordre public et la paix religieuse, Napoléon Bonaparte signe avec le pape Pie VII le Concordat de 1801 et établit en 1802 le régime pluraliste des « cultes reconnus »: les cultes catholique, protestant, puis israélite, deviennent des institutions publiques; les membres du clergé sont rémunérés et contrôlés par l’État tels des quasi-fonctionnaires. Le concordat devint vite un « discordat » en France alors que la plupart des États européens admettent toujours la collaboration avec les anciennes religions selon le régime des « cultes reconnus».
En effet, un conflit récurrent opposa tout au long du XIX e siècle les républicains anticléricaux et l’Église catholique condamnant tous les principes de la modernité. Au nom de l’infaillibilité pontificale en matière de dogme et de mœurs proclamée en 1870, le pape Pie IX prétendait que les lois de Dieu étaient supérieures aux lois des hommes. En France, le clergé catholique était alors plus nombreux que jamais et scolarisait la majorité des enfants.
Même si de nombreux républicains étaient très hostiles à un clergé accusé d’être une « faction politique », Gambetta répétait sans cesse: « Nous ne sommes pas les ennemis de la religion. Nous sommes au contraire les serviteurs de la liberté de conscience, respectueux de toutes les opinions religieuses ou philosophiques. » Maîtres de tous les pouvoirs en 1880, les républicains établirent l’école publique, gratuite et obligatoire, laïcisèrent les programmes et le corps enseignant, mais permirent aux élèves de recevoir un enseignement religieux hors de l’école. Ils laïcisèrent progressivement les administrations, les hôpitaux, les cimetières, mais ils ajournèrent la séparation de l’Église et de l’État pour ne pas aggraver les conflits entre les « deux France».
Cependant l’affaire Dreyfus révéla en 1898 la gravité du triple danger antisémite, nationaliste et clérical. La majorité des catholiques, à la différence des protestants, ne s’était pas ralliée à la République. La séparation devenait urgente. La poussée de la gauche aux élections de 1902 déclencha un véritable mouvement populaire en faveur de la lutte contre les congrégations religieuses et pour la dénonciation du Concordat.
Dès 1904, Jaurès définissait l’esprit de la future séparation: « C’est par un large et calme débat où nous discuterons avec tous les républicains, avec l’opposition elle-même, les conditions les meilleures du régime nouveau (…) conforme au droit de l’État laïque mais aussi acceptable par les catholiques. (…) La démocratie fonde en dehors de tout dogme religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social. (…) Laïcité et démocratie sont synonymes. »
Préparée pendant 18 mois par une commission parlementaire animée par des socialistes proches de Jaurès, dont le rapporteur Aristide Briand, la proposition de loi fut finalement adoptée, après 3 mois de débats, par 341 voix contre 233. Elle a été votée par la cinquantaine de députés voulant faire la « guerre à la religion », par la totalité des socialistes jaurésiens et des radicauxsocialistes anticléricaux, par des radicaux désireux de contrôler encore les religions, bref par quasiment tous les républicains en dépit de leurs différences de sensibilités anticléricales.
La loi de 1905 consacre la rencontre inédite entre un fort mouvement populaire d’émancipation et une initiative parlementaire très cohérente. C’est volontairement que les pères de la loi ont regroupé ses deux premiers articles sous le titre « Principes », pour que les législateurs s’y réfèrent toujours à l’avenir.
L’article 1 er proclame: « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » La liberté de conscience est reconnue comme le premier droit naturel, égal pour tous les hommes, croyants et incroyants. D’elle découle la liberté de croire ou de ne pas croire. La liberté de religion relève du choix personnel de chacun et n’est pas mentionnée pour cela; mais son expression collective, la liberté de culte, est garantie par la République, y compris dans l’espace public après autorisation.
L’article 2 déclare: « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. » Les religions ne sont plus reconnues comme des institutions d’État ou des services publics. Les fidèles s’organiseront en associations cultuelles de droit privé, comme les autres associations civiles. L’État laisse les religions s’organiser selon leurs propres « règles générales », fussent-elles non démocratiques, car il ne connaît que des citoyens, pas des croyants ou des incroyants.
Tous les budgets des cultes sont supprimés car les Églises doivent vivre des seules contributions volontaires de leurs fidèles. Néanmoins, des aumôneries sont autorisées dans les milieux fermés (prisons, hôpitaux, internats, casernes) afin d’assurer la liberté de culte des personnes n’ayant pas la liberté de se déplacer. Pour acheter et bâtir des lieux de culte, les associations cultuelles peuvent créer des fondations déposant leurs ressources en valeurs françaises à la Caisse des dépôts et consignations.
La séparation est une « double émancipation », comme dit Briand: émancipation de l’État qui se déclare neutre en matière confessionnelle et émancipation de toutes les religions, plus libres que jamais. L’État ne peut intervenir en matière religieuse que pour faire respecter la liberté de conscience et l’ordre public par la police des cultes, mais les Églises ne peuvent prétendre imposer par la loi leurs normes à ceux qui ne partagent pas leurs croyances.
En France, la laïcité a donc été fondée sur les principes de liberté de conscience et d’égalité des droits, ce qui implique la séparation des religions et de la politique.
Les Constitutions de 1946 et 1958 stipulent que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion». La laïcité n’a jamais été en France une idéologie antireligieuse, ni un athéisme philosophique, pas même une religion civile comme aux États-Unis et encore moins une idéologie d’État comme en URSS….