— Par Yves-Léopold Monthieux —
Qui ne se souvient de la Semaine sainte telle qu’elle fut pratiquée, notamment le jeudi saint, le vendredi saint et le samedi gloria ? Les cloches des églises faisaient relâche jusqu’au samedi tandis que les croix, statues et images étaient voilées. Pour remplacer les cloches les enfants de chœur se répandaient dans les rues en faisant crisser des crécelles, sorte de moulinet en bois qui s’appelait rara en Martinique. Ce mot provient peut-être du mot ara qui est une variété de perroquet de l’Amérique tropicale. D’où l’expression courante à l’époque « parler comme un rara ». On retrouve le mot ara à Haïti pour désigner une musique mystique jouée, notamment, au cours de la Semaine sainte, ce qui peut être considéré comme un point commun avec la Martinique. Une autre pratique, le « battre Judas », consistait pour les fidèles de la paroisse à circuler dans les rues en frappant sur des boîtes vides symbolisant Judas, l’apôtre qui a trahi Jésus. Des jeunes dévoyés profitaient parfois pour se livrer à des exactions comme des lancers de pierres sur les maisons. En cette fin de semaine des 20, 21, 22 et 23 avril 1848, le phénomène prit un tour particulier.
Déjà les esprits étaient échauffés par toutes ces rumeurs qui couraient autour de l’abolition de l’esclavage depuis l’avènement de la IIème République. Songeons que l’abolition de l’esclavage avait été actée dès le 25 février 1848 par le gouvernement provisoire, au lendemain de sa prise de pouvoir, le 24 février. Une véritable agitation avait salué la nouvelle parvenue le 26 mars puis, le 10 avril, celle du décret du 4 mars pris par le sous-secrétaire d’Etat nommé à cette même date, Victor Schoelcher. Ce décret stipulait notamment : « Nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves ». Tous ces bruits mêlés de liberté persistèrent avec une intensité, chaque jour plus forte que la veille. Aux yeux des colons, l’évolution des manifestations a pu faire craindre des troubles qui se sont souvent réalisés. Ainsi, le 23 avril, jour de Pâques, sentant venir une possible insurrection, le sieur Le Pelletier de Saint-Rémy, ancien maire de la commune et premier colon de la commune, s’enfuit, abandonnant ses propriétés. Son épouse avait dû passer la nuit dans un champ, à la belle étoile, si l’on peut dire.
C’est ainsi que les esclaves de Case-Pilote s’étaient retrouvés libres, de fait, dès ce 23 avril 1848, soit 1 mois avant le 22 mai. Il s’en était suivi une période de flou au cours de laquelle, selon la chronique, les résidences des colons furent occupées, leurs mobiliers et ustensiles de cuisines, emportés. Cette situation fut assez répandue et, tout en demeurant dans leurs fonctions, certains maires accordèrent leur liberté aux esclaves. Cette situation se serait produite notamment au Robert et au Lorrain. Il convient de préciser que les agitations locales se firent en résonance avec les manifestations contrerévolutionnaires qui se produisirent en métropole. Lesquelles avaient conduit à reporter les élections législatives du 9 au 23 avril. Au scrutin universel masculin, elles ne devaient avoir lieu en Martinique que les 17 et 18 septembre, le temps d’élaborer les listes électorales, ce qui avait conduit à attribuer hâtivement des patronymes aux nouveaux citoyens. Cette précipitation avait laissé beaucoup de liberté aux personnels chargés de proposer et d’enregistrer les noms. L’ancien esclave Louisy Mathieu devint député de la Guadeloupe en octobre 1848.
C’est dire que la date du 22 mai, où se déroulèrent les évènements que l’on sait, doit être considérée par l’histoire pour ce qu’elle est, celle d’une insurrection née d’un incident comme il y en eut de nombreuses tout au long de la période esclavagiste. Elle peut être considérée comme un baroud d’honneur ou, mieux, le symbole de toutes les insurrections des esclaves qui l’ont précédée. Sauf qu’elle est présentée en Martinique comme celle de l’Acte d’abolition lui-même : « Par nos propres moyens » a précisé Armand Nicolas dans une déclaration à la presse. On peut comprendre que nos amis des autres territoires soient irrités par cette manière d’accaparement de la décision du 27 avril 1848. L’irruption du 22 mai a ainsi conduit à un résultat ubuesque, l’évolution de cet évènement vers six dates différentes de commémoration : une pour chaque territoire et plusieurs dans l’hexagone.
Fort-de-France, le 23 avril 2021
Yves-Léopold Monthieux