— Par Richard-Viktor Sainsily Cayol, Artiste visual multimedia —
Au vu du nombre d’événements artistiques organisés au cours de l’année 2022 sur notre territoire, nous pourrions croire que la Guadeloupe est un pays souverain, structuré avec une politique culturelle cohérente, une stratégie et une méthode clairement définie. Il n’en est rien.
Au lendemain de la sortie de la crise sanitaire, les manifestations artistiques se sont multipliées à grande vitesse dans le monde mais aussi en Guadeloupe, faisant de notre territoire une des îles les plus prolifiques de la Caraïbe en matière d’expression et de révélation de talents artistiques. Ce sont pour la plupart des événements d’initiatives privées, parfois innovantes, accompagnées de résultats heureux et bien accueillis. Notamment en ce qui concerne les actions audacieuses, risquées, subversives, rebelles. Avec ces initiatives, il y a eu aussi en cette année 2022 – comme partout ailleurs – une émergence protéiforme de « bienfaiteurs de l’art » qui ont vu dans ce foisonnement, une aubaine, des ressources nouvelles à exploiter, une manne à capter. Une production artistique confisquée par un milieu où la connaissance véritable des arts n’a pas élu domicile. Certains d’entre eux ont laissé des victimes sur leur route. Ces imposteurs possèdent encore dans leurs placards quelques cadavres dont les odeurs putrides ne tarderont pas à se diffuser.
Le Covid et depuis peu l’Ukraine, ont perturbé l’acheminement des principaux produits de consommation courante. L’inflation qui s’en est suivie a aussi impacté le pouvoir d’achat des rares amateurs d’art qui pouvaient acquérir des œuvres. Du coup, les artistes ont payé le prix fort de ces aléas. Dès 2021 en ce qui concerne le COVID et toute l’année 2022 pour l’Ukraine.
On ne vit pas que de pain.
Les « Artistes Résistants » du squat du Centre des Arts ont crié à l’envi que la crise sanitaire a opéré un effet loupe sur les défaillances du pays en matière de politique et de gouvernance. Cette carence explique selon eux la situation catastrophique du pays et singulièrement celle de la culture et des artistes. Le Centre des Arts et de la Culture en fermeture prolongée pour travaux a été pris d’assaut par un collectif d’acteurs culturels. Ce fut à coup sûr, l’occasion de relancer le débat sur l’action culturelle des institutions, avec l’exigence de la prise en compte des attentes du public, et la nécessaire stratégie de développement culturelle à mettre en œuvre au profit du pays.
Au vrai, l’absence de politiques culturelles coordonnées et pensées à laquelle nous assistons depuis plusieurs décennies, s’est traduite par une insuffisance de structures et d’infrastructures susceptibles de répondre à la nécessaire transmission de la connaissance, de la production d’œuvres, de la diffusion, et de la conservation des produits de l’expression artistique aux normes contemporaines. La plupart des timides tentatives n’ont pas véritablement tenu compte du réel. Il n’y a eu aucun inventaire des données disponibles. Ce qui aurait permis un diagnostic formulé dans le cadre d’une incontournable concertation (la plus exhaustive possible). Cette démarche aurait permis in fine, d’appréhender les véritables enjeux, pour ensuite fixer de façon collégiale les objectifs et un calendrier pour les atteindre par le biais d’actes majeurs féconds, fondateurs et durables.
Or donc, le véritable préalable à une action culturelle et artistique coordonnée est la mise en cohérence des politiques des différentes collectivités du pays. Une volonté parfois exprimée, mais « anba fèy » et qui ne se concrétise pas. Chacun œuvre pour sa chapelle et ne souhaite rien lâcher à l’autre. Car la culture représente un enjeu majeur dans le renforcement ou le confortement de l’image des institutions. Un outil du « marketing politique » utile voire utilitaire qui agrège toutes les catégories et générations et qui prépare les batailles électorales.
Une action concertée.
Il n’est pas normal que dans une aussi petite île avec un territoire non extensible, une population constamment diminuée, et une mobilité dont le système modal est toujours en devenir, qu’il y ait autant de politiques culturelles que d’institutions. La Région, le Département, les EPCI et EPCC, les villes, ont toutes une direction culturelle qui produit des événements majeurs dont souvent la nature et le calendrier se télescopent. La population en perd son latin. Souvent, elle apprend plusieurs semaines après l’événement, qu’il s’est passé dans le pays, quelque chose d’important. Qu’elle a raté.
Il est normal et souhaitable que différents lieux du pays soient animés par des activités pluridisciplinaires. Il serait toutefois plus pertinent que les événements majeurs soient programmés dans un calendrier, fruit d’une concertation. Nous sommes nombreux à avoir eu à déplorer qu’au mois de mai de l’année 2022, des événements mémoriels d’importance symbolique pour notre pays, n’aient pas reçu la couverture médiatique et l’écho prévus à cause de programmations parallèles toutes aussi importantes. Lesquelles ont mobilisé les principales personnalités de l’île. Une coordination ou la volonté d’une mise en cohérence des actions, aurait été salutaire. Ne serait-ce que dans l’intérêt du public.
L’art engage.
2022 a été une année riche en événements internationaux qui ont valorisé notre pays. Grâce au travail d’artistes guadeloupéens présents ici ou ailleurs et dont j’en suis. À ceux qui seraient tentés de réduire mon propos à des vociférations d’agitateur frustré, aigri, ou narcissique, il n’est pas inutile de rappeler simplement d’où je parle.
J’ai l’honneur d’avoir été sélectionné pour participer à l’exposition du festival Art Souterrain (Canada) en avril 2022, après avoir exposé à La Biennale de la Havane (Cuba) en 2019. Lauréat de la bourse « Fresh Milk », mon œuvre fut présentée à l’exposition virtuelle en ligne Catapult (Jamaïque) en 2020, durant la pandémie. Un honneur dû au contenu d’un parcours qui a permis une visibilité de mon travail hors de nos frontières. La Biennale de Dakar (Sénégal) en 2014, et deux prix internationaux d’art contemporain à mon actif : en 2010, à la Triennale des Caraïbes et Amériques (République dominicaine) et en 2017, à la Biennale de Florence (Italie).
2022, c’est aussi et surtout, la poursuite d’un engagement pour l’art et la culture. Une implication critique, avec le recul suffisant, nourri par la recherche de solutions plutôt que l’exacerbation de conflits. Ce fut le cas depuis 2021 pour le Mémorial ACTe secoué par de nombreuses affaires qui ont impliqué des responsables politiques, mais aussi des lobbys connus et puissants de l’île. Ces derniers ont influencé les politiques afin de contrôler un outil qu’ils savent stratégique, du point de vue symbolique et idéologique. Il fallait être animé du désintérêt matériel total et d’une certaine dose de courage pour oser s’exposer à la toute-puissance du réseau d’influence et aux manœuvres de certains qui sont aussi mes amis.
Ce fut aussi le cas dans l’affaire du squat du Centre des Arts où il fallait agir avec diplomatie étant à la fois des deux côtés. Je ne pouvais être insensible en tant qu’acteur engagé partageant une part du constat établi par les artistes résistants, dont la plupart sont de proches confrères, des collègues et parfois des amis. Je ne pouvais pas non plus faire fi du devoir de réserve qui s’imposait à moi, en tant qu’agent dans la collectivité responsable du chantier indûment occupé. D’autant que, certaines critiques formulées (éléments de langage récurrents) étaient volontairement démesurées pour la propagande de ces occupants, engagés dans la continuité d’une action politique qui a donné quelques fruits et de l’espoir aux dernières régionales.
C’est au quatrième trimestre 2022 que vint l’idée de la mise en place d’une équipe projet, pour la promotion de la poursuite des travaux, dans la perspective d’un accompagnement financier des partenaires institutionnels majeurs du pays. Pour répondre à la volonté d’un petit groupe d’acteurs qui ont souhaité s’impliquer en faveur de la remise sur pied de ce bastion culturel, il m’a été confié la mise en place d’une vaste campagne d’image sous la forme d’un même cri du cœur de tous les concernés, toutes disciplines et toutes générations confondues. Campagne d’image qui s’adressait solennellement à l’ensemble des responsables du pays mais aussi à la population, autre usager du lieu : Annou doubout o Ka pou Santdézaw !
Cette opération a clôturé l’année sur une tonalité de volonté de construction et de cohésion la plus large. Y répondre positivement serait sage et salutaire afin d’amorcer de nouvelles perspectives de développement et de croissance au profit de notre pays en matière de culture.
Des talents reconnus à l’international.
J’aimerais terminer mon propos par un coup de cœur à des artistes peu ou pas connus du grand public guadeloupéen. Ni des acteurs éminents qui se veulent les plus éclairés du pays. Ces artistes mis à l’honneur en 2022 sont pourtant les guadeloupéens les plus reconnus et qualifiés au niveau international.
Je pense à Kenny DUNKAN, qui a exposé à Bruxelles, Art Brussel (Belgique) en 2022. Ce jeune artiste de 34 ans, diplômé des Arts Déco en 2014, obtient le Prix ADAGP en 2015, devient pensionnaire de la Villa Médicis à Rome en 2016, expose à Lafayette Anticipations (Paris) en 2018, puis à la Galerie Les filles du calvaire toujours à Paris et intègre la collection du CNAP en 2021. La même année, il devient lauréat du premier Mentorat Reiffers Art Initiatives.
Je pense aussi à Minia BIABIANY, 34 ans, qui vit entre Saint-Claude (Guadeloupe) et Mexico City (Mexique). Son exposition personnelle s’est tenue au Palais de Tokyo en octobre 2022 jusqu’au 8 janvier 2023 et du 8 octobre au 31 décembre 2022 au Grand Café de Saint-Nazaire. Elle participe à Na Libanda, exposition à Kinshasa, partenaire de Congo Biennale 2022. Elle a exposé à la 10e Biennale de Berlin (Allemagne) en 2018. A La Verrière, Bruxelles (Belgiquee) et au Magasin des horizons, (Grenoble) en 2020, au Kunstverein, (Fribourg) en 2021.
Il y a aussi Kelly SINNAPAH MARY, né en Guadeloupe en 1981, sélectionnée pour exposer à Art Souterrain (Canada), ainsi que Na Libanda à Kinshasa Biennale du Congo en 2022.
Elle a été lauréate de la bourse « Fresh Milk » pour l’exposition virtuelle Catapult (Jamaïque) en 2020, expose ensuite à la prestigieuse Biennale de Sao Paulo (Brésil) en 2021.
On peut aussi citer Marielle PLAISIR, née au Havre (France) en 1975. Elle vit et travaille à Miami (Etats-Unis). Elle a remporté en juin 2021, le Southern Prize & State Fellowship, (USA), prix américain très convoité récompensant les meilleurs artistes contemporains et leur ouvrant de nouvelles portes.
Un autre artiste Guadeloupéen expatrié depuis plus de dix ans à Montréal au Québec (Canada), Eddy FIRMIN dit Ano, né en 1971 à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe. Docteur en études et pratiques des arts de l’Université du Québec, son travail se veut une interrogation des « logiques transculturelles de son identité » et les tensions qui en résultent. Du point de vue théorique, Depuis le mois d’août 2019 son œuvre a intégré la collection du Musée National des Beaux-Arts du Québec. On peut découvrir son travail à l’exposition permanente des Arts du Tout-Monde, au Musée des beaux-arts de Montréal). Le guadeloupéen fait aujourd’hui partie des artistes de la galerie Art Mûr de Montréal.
Il faut compter aussi avec Jérémie PAUL, né en Guadeloupe en 1983, artiste pluridisciplinaire oscillant entre la pratique de la peinture et de l’installation. Après le Palais de Tokyo (Paris) en 2016, il poursuit son œuvre dans une démarche ouverte sur un univers de créations générant du mythe et de la poétique. Il expose à la Maëlle Galerie depuis le 11 septembre 2022.
Et puis Ronald CYRILLE (AKA B.Bird), une fulgurance qui ne cesse de grimper vers les sommets, né en 1984 à la Dominique, vit et travaille en Guadeloupe. Sa production prolifique ne laisse indifférent aucun spécialiste de l’art contemporain. Son univers et les récits qui construisent ses créations dégagent des forces extraites de l’espace caribéen et le vécu qui est le sien. En résidence au Mémorial ACTe depuis plusieurs mois, il a débuté une exposition en novembre 2022 que l’on peut encore visiter.
Samuel GÉLAS, né en Guadeloupe en 1986, autre émergence, jeune artiste très actif qui a entrepris l’ambitieux challenge de regrouper sur une plateforme en ligne des entretiens avec l’ensemble des acteurs du monde des arts visuels. Un documentaire d’une épaisseur qui ne manquera pas de servir le pays pour la construction d’un projet culturel conséquent. Il fait partie des artistes qui exposent à la Maëlle galerie depuis le 11 septembre 2022.
Et puis, comment ne pas mentionner Bruno PÉDURAND (IWA) né en Guadeloupe en 1967 (date symbolique), l’un des plus brillants de notre génération, par la constante qualité de sa production, son parcours et la profondeur des propos qui fondent son approche. Son questionnement sur nos réalités complexes est sans concession. Sans pour cela sombrer dans « la posture de la “victime expiatoire ». L’artiste a participé à de nombreux événements et projet d’envergure dont le plus récent est Na Libanda, exposition à Kinshasa, partenaire de Congo Biennale 2022, aux cotés de Minia BIABIANY, et Kelly SINNAPAH MARY notamment.
Comme pour les sportifs talentueux, c’est en tant que français que sont mentionnés ces artistes dans les articles de la presse nationale qui décrivent leurs contributions au monde de l’art dès lors qu’ils brillent. Au moindre faux pas, ils sont renvoyés à leurs origines ou carrément jetés aux oubliettes comme le fut le saintanais Guillaume GUILLON-LETHIÈRE qui a eu l’insolence d’exprimer dans son œuvre, son soutien à Haïti, première république noire indépendante.
Il ne manque donc à notre pays que le courage politique les actes et les outils nécessaires pour que notre identité participe de plein droit à l’expression artistique universelle.
Richard-Viktor SAINSILY CAYOL
Artiste visual multimedia
© 09 Janvier 2023