—Par Benjamin Lemoine (Chercheur en science politique, CNRS/Université Paris Dauphine) —
« Triste record », « franchissement de cap », « explosion du plancher »… Une litanie de commentaires alarmistes a suivi la notification usuelle des chiffres de dette publique par l’Institut national de la statistique (Insee).
Ce dernier faisait état des 2 023,7 milliards d’euros de dettes contractées par l’État. Livré de façon brute, et ce afin de ne pas atténuer son caractère terrifiant, ce chiffre a colonisé les colonnes des journaux et envahi les plateaux de télévisions pour constituer un « scoop », un « événement » médiatique et politique.
La plupart du temps le chiffre parlait de lui-même : la faillite de l’État est proche et désormais tangible ; le politique est à la fois coupable d’avoir laissé filer cette dette et complètement impuissant ; l’État est obèse et les services publics trop abondants; les générations futures (les désormais célèbres « berceaux » endettés) seront lourdement handicapées par ce fardeau ; et, enfin, la contrainte des marchés financiers matérialisée par le niveau des taux d’emprunts d’État constitue l’incarnation ultime du « mur » indépassable des réalités.
Pourtant, chacune des composantes de ce diagnostic livré clés en mains dans le débat public est contestable. Le chiffre inquiétant et rond (aujourd’hui le plafond des 2 000 milliards d’euros, demain le seuil des 100% de dette rapportée au produit intérieur brut), sa reprise sans mise à distance par les représentants politiques, tout comme la dramaturgie liée à son exposition médiatique, contribuent à vêtir des apparats de l’évidence arithmétique, la simple évocation du nombre valant pour « preuve », ce qui n’est que souvent que sens commun et idéologie libérale.
GRÈCE, ARGENTINE
À cette mise en forme dominante du problème de la dette, il est désormais possible de répondre point par point et faits à l’appui.
Non, un État ne fait pas faillite mais il fait éventuellement « défaut » sur sa dette, c’est-à-dire qu’il peut renégocier avec ses créanciers, ou plus radicalement leur imposer, de ne pas payer tout ou partie de ses engagements financiers contractés des années plus tôt.
Cela a été récemment le cas de la Grèce et c’est aujourd’hui un enjeu pour l’Argentine qui doit faire face aux « fonds vautours » qui harcèlent les autorités afin d’être remboursés rubis sur l’ongle.
Surtout, moyennant un certain coût politique, les États peuvent engager le rapport de force avec les acteurs des marchés de capitaux et considérer que certains engagements sont « illégitimes » et décider de ne pas s’y tenir de façon stricte, en étalant dans le temps le remboursement des prêts ou en modifiant la nature des contrats d’emprunts, bref en restructurant leurs dettes.
SI LA CLASSE POLITIQUE A FAILLI
Aujourd’hui, des comités d’audit qui réunissent des économistes académiques et des citoyens se constituent afin de contester les causalités classiquement mobilisées pour expliquer l’envolée de la dette publique.
Par exemple, le collectif pour un audit citoyen de la dette a chiffré en mai 2014 que, pour près de la moitié (autour de 1000 milliards d’euros), le volume de dette publique avait pour cause les cadeaux fiscaux aux classes sociales les plus aisées ainsi que la flambée des taux d’intérêt des années 1980 et 1990.
Contrairement aux idées reçues, cet audit montre que les dépenses publiques ne figurent pas au banc des accusées, ces dernières n’ayant pas augmenté mais plutôt tendanciellement baissé entre le début des années 1980 et la fin des années 2000.
Ainsi, si la classe politique a failli ce n’est pas tant par son refus de mettre en œuvre les recettes des docteurs de l’austérité qui, tels des médecins de Molière, n’ont pour remède à l’envolée du compteur de dette que la saignée budgétaire, mais plutôt dans leur acceptation, tacite ou volontariste, de l’exclusivité d’un arrangement de marché pour l’alimentation de la trésorerie d’État…
Lire la suite et Plus=> http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/10/08/2000-milliards-d-euros-de-dette-publique-et-apres_4502620_3232.html