— Par Yves-Léopold Monthieux —
À rebours de la « démographie galopante » des années cinquante-soixante, la baisse de la population en Martinique de ce début de siècle revient à l’ordre du jour. En découlent toujours les mêmes analyses et le même sentiment fataliste et d’impuissance. J’ignore si des études démontrent que le salut de la Martinique tient à la hausse de sa démographie. Si cette hypothèse est confirmée, la problématique n’est pas sur le point d’être résolue car elle se heurte à des obstacles quasi-infranchissables. La collectivité est frontalement concernée par un handicap de riches : la chute des naissances et la prolongation de la durée de vie, bref, le vieillissement de la population. Ces réalités sont aggravées en Martinique par le fait que ce territoire est à la fois riche et pauvre : riche par son niveau de vie, pauvre par son économie. Sa population vit mieux et plus longtemps, mais grâce à une économie qui n’en est pas une, une économie sous perfusion. Plus généralement, c’est toute la population mondiale qui a cessé de progresser et il est aujourd’hui admis que sa diminution à bref délai est inéluctable.
Comme toutes les îles, petites ou de taille moyenne, la Martinique est une terre d’où l’on part et qui n’a pas vocation naturelle à attirer les migrants. Cependant, du fait de son statut de riche, elle exerce une double attraction : pour ceux qui se retrouvent dans l’encadrement économique et administratif, et ceux du lumpenprolétariat en provenance des pays voisins. Autre particularité, elle a toujours détenu le plus fort taux démographique des pays de la Caraïbe – près du tiers supérieur à celui de Guadeloupe – en dépit des accidents démographiques du siècle dernier (éruption de la montagne Pelée, départs vers Panama et Venezuela). Même pendant la période du BUMIDOM, de 1963 à 1981, la population est passée de 270 000 à 325 000 habitants, soit 55 000 habitants de plus en seulement 20 ans. A ce rythme, en 2022 (40 ans plus tard), la population atteindrait 450 000 habitants. Ainsi, en y ajoutant les membres des familles parties à l’époque du BUMIDOM, elle approcherait les 600 000 habitants. Est-on certain que ce chiffre serait la condition d’un avenir radieux pour la Martinique et les Martiniquais ? On peut en douter lorsqu’on observe les difficultés actuelles liées à l’occupation du territoire, notamment aux plans sanitaire et écologique. Combien faudrait-il de terre à bétonner et de déchetteries supplémentaires ?
Quel que soit le destin statutaire de la Martinique, l’expression de « l’identité contre » ainsi que les problèmes ethniques récurrents obscurcissent la perspective d’un bien vivre ensemble. De même que les investisseurs renoncent à s’installer dans un pays où l’avenir politique est incertain, la jeune élite pourrait exprimer son inappétence pour ce happening racialiste permanent et son manque de confiance à l’égard du futur qu’on lui prépare. Par ailleurs, la forte attractivité qu’exerce l’étranger engendre des candidats au départ qui, grâce à leur passeport de Français et aux formations qu’ils ont reçues, voient s’ouvrir le monde devant eux. Des universités étrangères viennent jusque dans nos écoles recruter nos étudiants alors que nos ingénieurs et nos cuisiniers sont attendus quasiment dans tous les pays à forte activité économique. Comment, en conséquence, arrêter l’exode en l’absence de tout projet martiniquais et de toute perspective économique ou politique de prise en compte de cette dépopulation ?
Il est stupéfiant d’entendre depuis une dizaine d’années des spécialistes martiniquais envisager, à titre de compensation migratoire, la venue d’immigrants en provenance des pays de la Caraïbe. Je ne comprends pas que des Martiniquais veuillent ainsi dépouiller ces pays de leurs forces vives, en particulier Haïti. C’est une inclination peu vertueuse que, d’ordinaire, nous dénonçons chez les autres. Or, dit le dicton, « sa ki pa bon pou zwa pa bon pou kan-na ». Il ne faudrait pas que nous passions pour des colonialistes à l’égard de nos « frères » de la Caraïbe.
Entendons-nous, c’est bien d’accueillir ces frères d’Haïti, ce pays qui nous sert de modèle pour son passé révolutionnaire et ses héros. Cependant nos bons sentiments pourraient nous conduire aussi à considérer les raisons et les circonstances de leur venue en Martinique. Des conditions qui conduisent au maintien de la pratique esclavagiste des restaveks, laquelle bénéficie encore en 2021 d’une omerta qui s’étend à l’intelligentsia martiniquaise. Drôle d’ambition, tout de même, pour des intellectuels qui ont parfois développé leur corpus politique sur la condamnation de ces méthodes dites « coloniales ». Selon l’adage, l’avenir de la Martinique c’est le travail des Martiniquais ; ce n’est pas le travail des autres pour les « spécialistes martiniquais ».
Fort-de-France, le 7 janvier 2021
Yves-Léopold Monthieux