L’historien Dominique Chathuant, agrégé et chercheur associé au CERHiC de l’Université de Reims, a publié récemment « Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race » Histoire(s) d’un siècle de doute sur le racisme en France. Il signale à Madinin’Art la parution sur le site Clio-Textes d’un texte de Réné Maran et d’un autre de Paulette Nardal publiés dans la revue collaborationniste « Je suis partout »et dont il fait une présentation en tant qu’historien.
On peut lire ces textes d’un autre point de vue : celui d’un reflet du « monde irrationnel et disjoint de la colonialité et de la postcolonialité. » ( Robert Young) ou celui d’une illustration de ce que Jeanne Wiltord décrit comme « Conséquences du traumatisme colonial » autour d’une schize : identification imaginaire / identification symbolique. Le psychiatre Frantz Fanon ne semble peut-être pas y avoir échapper, comme pourrait le suggèrer la lecture de sa pièce de théâtre « L’Oeil se noie » dans laquelle le personnage Ginette (Fanon ?) se trouve partagée entre deux figures identificatoires l’une nocturne, sombre, François et l’autre solaire, apollinienne, Lucien.
Les deux textes de Nardal et Maran permettent à de nombreux antillais de comprendre que la schize qui les traverse est une construction sociale au delà de toute culpabilité psychologisante à se trouver partagés entre deux modes d’identification.
R.S.
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En guise d’introduction des textes…
— Par Dominique Chathuant —
Albin Michel a réédité en 2021, pour son centenaire, l’ouvrage Batouala, de René Maran, qui obtint le prix Goncourt 1921 mais finit, en raison de sa critique des « dysfonctionnements » d’un système colonial qu’il ne remettait pas en cause sur le fond, par subir de violentes attaques des milieux littéraires. Ceux-ci lui imputèrent rapidement des incompétences qu’on ne pouvait éclairer que par le fonctionnement « intermittent » du cerveau des noirs1.
Institutrice puis diplômée d’études supérieures en Sorbonne, Paulette Nardal est fort peu connue aujourd’hui dans l’hexagone. Elle fut avec sa sœur Jeanne à l’origine d’un salon littéraire noir parisien avant de se distinguer dans deux revues dont on parle encore aujourd’hui, elle compte sans conteste possible comme l’une des précurseures du mouvement littéraire de la négritude, en amont de Césaire et Senghor2. Paulette Nardal participa en 1928 à La Dépêche africaine, dont on a souvent souligné la valeur culturelle (le journal souffrit probablement de son sulfureux directeur3 finalement condamné pour escroquerie en 19364 et dont la personnalité tranchait nettement avec l’équipe de rédaction). Paulette Nardal fonde ensuite avec Maran La Revue du monde noir, qui ne paraît qu’en 1931-1932. C’est donc quatre ans après l’échec économique de cette revue qu’elle signe un article dans JSP, à côté d’un autre signé de Maran.
Tous ceux qui se sont intéressés sérieusement et sans a priori à Maran sont au fait d’une affirmation récurrente dans des conversations contemporaines d’historiens ou de littéraires : sa participation à l’hebdomadaire Je suis partout, journal dont on connaît le parcours collaborationniste en 1940-1944. Le fait fut rappelé par un historien, lors des questions qui suivaient la première des tables rondes du colloque du Musée de l’homme du 15 décembre 2021. La question avait déjà été abordée par Elsa Geneste qui affirmait en 2013 que Maran n’avait rien publié dans JSP durant la Collaboration5. Il semble effectivement que non. On ne peut en outre tenir grief à Maran (si tant est que ce soit le rôle du discours historique) d’être demeuré une référence pour la rédaction de JSP qui le cite ou le chronique à plusieurs reprises en 1941, 1942 ou 1944. Il est d’ailleurs beaucoup plus important de constater qu’un journal où se réunit la fine fleur du collaborationnisme français cite à trois reprises un auteur noir. Maran a donc bien écrit dans les pages coloniales de JSP, peut être jusqu’en 1936, à une époque où l’ancrage antisémite, l’inclination pour les régimes autoritaires et la fascination pour le nazisme étaient des faits patents. Comment le comprendre ? Benjamin Crémieux, qui fut plus tard résistant et déporté, fut aussi jusqu’en 1934 critique théâtral dans Je suis partout. Or le fait est que la tentation fasciste y est largement une réalité en 1932. Comment l’expliquer ? De Maran, on a pu écrire qu’il cherchait à prouver que l’homme noir pouvait faire aussi bien que l’homme blanc. C’est ce que Xavier Luce avance6 à propos de lettres de Maran à Maurice Barrès en amont de Batouala (1921). Maran ne fut pas seul dans ce cas et d’autres personnalités noires de la Troisième République, s’inscrivirent régulièrement dans une démarche visant à prouver à l’homme blanc l’égale valeur de l’homme noir, obsession qui nous renvoie en miroir la volonté d’en finir avec ce qui fut au quotidien leur expérience de la race. Il faut par ailleurs noter que certains articles de Maran ne sont pas en phase avec Je suis partout. Ainsi en est-il d’un article de 1936 dans lequel il refuse l’idée de céder des colonies à l’Allemagne nazie. Ce point de vue est alors partagé par le Guyanais Monnerville, jeune député radical. Il est également exprimé en 1939 par le député sénégalais Galandou Diouf et par son collègue guadeloupéen Gratien Candace dans un meeting de la jeune Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (alors LICA). Paulette Nardal est d’ailleurs quelques temps la secrétaire de Diouf en 1939.
Les deux articles présentés ici sont a priori d’une extraordinaire…