— Propos recueillis par Rachel Garrat-Valcarcel —
Le président de la République a défendu l’idée selon laquelle l’histoire de France est un bloc. Pour l’historien Nicolas Offenstadt cette vision, proche du « roman national », est dépassée
- Emmanuel Macron a choisi de célébrer une date un peu disparue des calendriers mémoriels : la proclamation de la Troisième République, le 4 septembre 1870
- L’occasion de donner sa vision de la République et de son histoire, au moment où les mouvements sociaux antiracistes mais aussi féministes demandent des débats sur les questions mémorielles.
- Mais pour Emmanuel Macron, pas de débat : l’histoire est ainsi et pas autrement. Une vision que conteste l’historien Nicolas Offenstadt, interrogé par 20 Minutes.
La constitution disait déjà que la République française était une et indivisible, pour Emmanuel Macron l’histoire de France est aussi une et indivisible : un « bloc », à prendre ou à laisser et où on ne fait pas son marché. Vendredi matin, le président de la République célébrait les 150 ans de la France en République depuis la proclamation de la République (la Troisième, à l’époque), par Léon Gambetta, en 1870.
Un discours attendu du chef de l’État sur sa vision de la République et donc de son histoire. L’historien Nicolas Offenstadt, maître de conférences à l’Université Paris I, auteur de Le Pays disparu (Gallimard) sur la mémoire, précisément, de la RDA, l’ex-Allemagne de l’est, conteste cette vision, auprès de 20 Minutes.
En défendant une histoire de France qui doit être prise « en bloc » vous estimez qu’Emmanuel Macron a repris le concept de « récit national ». Pourquoi est-ce dépassé ?
C’est dépassé parce que, les historiens insistent là-dessus aujourd’hui, l’histoire c’est aussi un objet de discussion, de critique. Ce n’est pas un bloc auquel on adhère, l’histoire ce n’est pas un parti politique. Pourtant c’est comme ça qu’Emmanuel Macron a formalisé son discours. C’est une vision de l’histoire que je trouve extrêmement figée, rigide et dépassée. Il a aussi dit « on ne choisit pas une part de son histoire » : bien sûr que si ! Tout récit historique est un choix, au contraire. Quand vous racontez la Guerre de 1914-1918 vous ne racontez ni l’histoire de chaque individu ni de chaque événement.
Le concept de « roman national » revient régulièrement dans la bouche des personnalités politiques. Il s’agit de se raccrocher à quelque chose de simple ? Toute autre vision historique dans le champ politique serait trop complexe ?
Le roman national, c’est souvent une vision positive : les Grands Hommes, les grands événements. C’est rassurant d’abord parce que ça met en avant des figures positives, des moments héroïques, ensuite et surtout parce que ça construit de la continuité. On a l’impression que la France a toujours été la France, que tout se découle naturellement. Enfin parce que c’est une histoire « d’en haut » donc on a l’impression que les événements sont maîtrisés et maîtrisables, au moins en partie. Mais c’est extrêmement simplificateur. C’est un choix de figures positives, d’évènements que l’on juge positifs, et ça exclut très souvent le reste. Contrairement à ce qu’on pense, le roman national ce n’est pas un tout qui s’impose à tout le monde, c’est au contraire des choix que je viens d’énumérer.
C’est un bloc, mais un bloc déjà bien dégrossi…
Oui, c’est un bloc construit depuis longtemps. D’ailleurs les références citées par Emmanuel Macron dans son discours sont tout à fait classiques de l’histoire de France.
Plusieurs fois dans son discours, Emmanuel Macron parle des droits et des devoirs des citoyens et des citoyennes en insistant toujours plus sur les devoirs. C’est un élément cohérent avec cette vision d’une « histoire en bloc » ?
Il y a une cohérence entre sa vision historique et sa vision contemporaine synchronique. C’est l’idée que la République est une forme d’engagement, qui se transmet. Ce n’est pas simplement un cadre de vie. Il est évident qu’il y a des devoirs qui s’imposent en République, comme dans tout collectif. Mais là on passe des devoirs à l’idée qu’il faut des liens qui passent par l’adhésion à une histoire et une culture commune, ce sont ses mots. C’est un glissement très fort parce que, après tout, pour payer vos impôts vous n’êtes pas obligé d’adhérer à tout ce qu’a été l’histoire de France : de par vos choix personnels, votre histoire, vos valeurs qui peuvent être différentes de celle de votre voisin. Il y a une confusion entre le registre des règles de droit qui nous font vivre en commun et le fait de partager forcément un ensemble d’histoires, de valeur de culture. Qui la définit cette histoire ? Qui délimite la culture qu’il faudrait partager ? Quelle histoire vous racontez, quelle culture vous définissez ? Il ne faut pas faire de ces notions des kits tout fait.
Ce discours arrive dans un contexte où des mouvements sociaux conteste au moins une partie d’un récit historique qui se traduit par des noms de rue, des statues, des hommages dans l’espace public. La contestation rend impossible la construction d’un commun ?
J’ai une réponse très ferme là-dessus : je pense absolument qu’on peut construire du commun sur la critique. Il y a tout un ensemble de mouvements, de militants noirs, et pas seulement, qui demandent que certaines personnalités aient moins de place dans l’espace public voire soient déboulonnées, comme Faidherbe à Lille, pour prendre un exemple métropolitain. Je pense que ce sont des questions qui sont légitimes. Parce qu’il ne s’agit pas du tout de réécrire l’histoire, ni de choisir une partie de son passé, il s’agit de porter un regard sur ce que nous voulons, nous, aujourd’hui, dans notre espace et notre vie publique, avoir comme représentations de l’histoire. On a à faire à des débats de mémoire.
Pour bâtir des débats de mémoire en commun il y a trois étapes. Je serai pour que toutes ces questions soient « refroidies » dans des débats publics, réguliers, ouverts à tous, gratuits, qui associeraient des spécialistes, des historiens, des artistes, des conservateurs du patrimoine, des militantes, les groupes actifs sur ces questions. A partir de là, on peut reproduire du commun et en République c’est d’abord du savoir, à la différence des récits officiels tyranniques. La deuxième étape, c’est une sorte de confrontation, sous forme de forum entre ceux qui sont gênés par ces statues ou noms de rue, d’autres points de vue et des spécialistes qui puissent éclairer les enjeux. Et enfin, troisième étape, les responsables politiques doivent trancher : là c’est une décision démocratique, pas de quelques-uns. Et là, vous rebâtissez du commun.
Source : 20minutes.fr