Le centenaire d’une pionnière
— Par Culture & Égalité* —
« …Ma mère, assise, à la nuit tombée, auprès de nos lits,
Villa Week-End, Petit Clamart,
pour nous conter l’histoire éternelle, celle de Koulivikou, qui n’avait pas de fin
et dont elle inventait la suite chaque soir…
Ma mère militante avide de liberté,
sensible à toutes les douleurs des opprimés,
rebelle à toutes les injustices,
éprise de littérature et férue d’histoire,
nous imposant le silence lorsque notre père travaillait,
écrivant inlassablement, de sa mystérieuse écriture,
sur des feuilles blanches à l’en-tête de l’Assemblée nationale.
Ma mère, enseignante appréciée, bien que longtemps surnommée
la « Panthère Noire » par certains de ses élèves,
occupant toutes ses soirées à corriger des copies,
souvent agrémentées de dessins par les plus jeunes d’entre-nous,
Ce dont, loin de nous gronder, elle s’amusait.
Ma mère active féministe avant la lettre,
attentive à chaque progrès de la libération des femmes.
« Ta génération sera celle des femmes qui choisissent » m’a-t-elle dit un jour… »
Ina Césaire. Suzanne Césaire, ma mère
L’ENFANCE
Jeanne Anna Marie Suzanne Roussi naît le 11 août 1915 à La Poterie, aux Trois Ilets, où résident alors ses parents : Benoît Roussi, géreur à la fois de l’habitation sucrière et des ateliers de fabrication de pots, briques et carrelage de La Poterie et Flore, son épouse, née William, institutrice sur le même site, au plus près de la rue cases-nègres.
Après avoir fréquenté successivement les écoles primaires de La Poterie et de Rivière Salée et enfin le Pensionnat Colonial de Fort-de-France, Suzanne part en 1933 poursuivre des études de lettres en France, d’abord à Toulouse, puis en 1934, à Paris.
ANNÉES ÉTUDIANTES – RENCONTRE AVEC CÉSAIRE
Dans cette ville, elle fréquente un groupe d’ami-e-s, dont la comédienne Jenny Alpha, Gerty Archimède, avocate, future députée communiste guadeloupéenne, quelques-uns des membres du groupe Légitime Défense et le futur trio de la négritude : l’écrivain guyanais Léon Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor, et… Aimé Césaire. Ce dernier lui a été présenté par Mireille, son amie et condisciple du Pensionnat Colonial, la sœur d’Aimé. Tous et toutes collaborent à la revue L’Étudiant Noir que dirige Césaire. Ils se retrouvent pour partager leurs lectures (Frobenius, les écrivains de la Harlem Renascence…), écrire des poèmes, des essais, discuter, aller au théâtre, à l’opéra, au concert, au bal Blomé ou à celui de la rue Glacière…
Suzanne Roussi et Aimé Césaire se marient le 10 juillet 1937 à Paris.
RETOUR EN MARTINIQUE – TROPIQUES
En 1938 pour Suzanne, c’est la fin des études, le premier poste en France et la naissance du premier enfant… C’est aussi les menaces de guerre qui se précisent : guerre civile en Espagne en 1936, remilitarisation du Rhin, annexion de l’Autriche, disparition de la Tchécoslovaquie et occupation italienne de l’Ethiopie. En septembre 1939, les Césaire rentrent en Martinique ; Suzanne enseignera au collège technique du Bassin de Radoub.
En Juin 1940, le Haut-commissaire, l’Amiral Robert, se rallie au régime pétainiste de Vichy. La guerre entraîne la pénurie ; l’amiral restreint encore les libertés et applique toutes les lois répressives du régime collaborationniste. Suzanne Roussi Césaire fonde alors avec Aimé Césaire, René Ménil, Aristide Maugée – le mari de Mireille Césaire – Lucie Thésée, Georges Gratiant et quelques autres, la revue culturelle TROPIQUES. Son objectif ? « Affirmer l’originalité de la culture des Antilles et ses racines africaines » et « dire non à l’ombre ».
Suzanne Roussi Césaire en assure « la vie matérielle » et « anime la revue avec une foi et un talent exceptionnel » témoigne René Ménil en 1978. Mais surtout, elle y contribue en y écrivant sept essais dans lesquels la vivacité de son style, la passion de ses convictions et la fulgurance de ses intuitions frappent les esprits.
RETOUR À PARIS
Après la guerre, Césaire est élu député à l’Assemblée nationale. Suzanne Césaire doit s’installer à Paris avec son époux. Militante ardente, elle entretient une correspondance soutenue avec les communistes de la Martinique tout en militant aussi activement au P.C.F.
TROPIQUES s’est arrêtée avec l’entrée en politique des Césaire et de beaucoup de leurs amis. Suzanne écrit encore, en 1952, Aurore de la liberté, une pièce sur l’abolition de l’esclavage qui obtint un grand succès lors des représentations du 27 avril et du premier mai au théâtre municipal de Fort de France. Malheureusement, cette œuvre, jamais publiée, est considérée aujourd’hui comme perdue.
Le couple connaissant des difficultés financières, Suzanne reprend un poste de lettres en région parisienne. Elle est sur tous les fronts. Professeur avant-gardiste, elle écrit ou adapte des pièces de théâtre pour ses élèves. En même temps, elle s’occupe des six enfants du couple à qui elle s’efforce de transmettre, selon le beau témoignage de sa fille Ina (Cf Ci-dessous), une éducation à la fois antillaise et internationaliste. Enfin, elle reste une militante active (distribution de L’Humanité Dimanche…)
Pendant ce temps, Césaire, son mari, est très absorbé par sa création littéraire ainsi que par ses multiples responsabilités d’élu politique. Les six années qui suivent la rupture avec le P.C.F en 1956, le dur conflit avec les communistes martiniquais, la détérioration de la santé de Suzanne et son hospitalisation, tout cela accélère la dégradation des relations dans le couple.
En 1963, les époux divorcent à l’initiative de Suzanne. On sait qu’elle rencontra un nouveau compagnon, mais sur ce sujet, ses proches gardent un silence pudique. Elle meurt après une longue maladie, en avril 1966. Elle a 51 ans.
L’HÉRITAGE DE SUZANNE
Suzanne Roussi Césaire a laissé à toutes celles et à tous ceux qui l’ont connue le souvenir d’une femme remarquable. On a beaucoup vanté sa beauté, mais nous retiendrons surtout son intelligence, sa culture, la hardiesse de ses vues avant-gardistes, son indéniable empathie avec son peuple, et son indomptable énergie. Ses thèses et sa personnalité qui ont beaucoup influencé ses contemporains (René Ménil…) marqueront durablement la littérature antillaise et sont à l’origine d’écoles comme l’antillanité, la créolité… L’écrivain Maximin qui a beaucoup œuvré pour la sortir de l’ombre, ne cache pas sa grande admiration pour Suzanne et avoue qu’elle a inspiré un personnage de ses romans.
Enfin, même si on ne lui connaît pas de prise de position féministe explicite et publique, les jeunes femmes martiniquaises d’aujourd’hui peuvent trouver en elle l’exemple d’une femme autonome économiquement (elle a pratiquement toujours travaillé) et intellectuellement libre. Elle n’a jamais cédé et a su, après 26 ans de mariage, mettre un terme à une union – pourtant prestigieuse – qui ne lui convenait plus. Et elle a même tenté de reconstruire un nouveau bonheur.
Seule la maladie a pu venir à bout de cette femme-flèche !
*Association féministe Culture égalité, créée en juillet 2013. Nos contacts : page facebook « culture égalité » Tél : 0696 0696336692, 0696830396. mail : asso.culture.egalite@gmail.comasso.culture.egalite@gmail.com
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