Âmes
Histoire de la souffrance I
Collection Blanche, Gallimard
Parution : 10-01-2019
«— J’ai peur de la croix. Il paraît que ce n’est pas très long, mais c’est le dernier moment, il faut le passer, et ça fait mal. J’ai peur d’avoir encore mal. Je n’ai pas le courage, et… S’il y avait quelque chose d’agréable après, mais il n’y a rien… J’ai peur que ça dure, j’ai peur d’avoir la respiration coupée, de sentir une enclume contre mes poumons. J’aimerais être mort. Je ne veux pas attendre. Je ne veux plus vivre maintenant, je voudrais que ça finisse tout de suite, sans avoir à y penser.
— Tu vis. Tu ne mourras jamais.»
À travers les siècles, depuis la toute première étincelle de douleur au sein d’un organisme, quatre âmes se croisent, se battent, se ratent et se retrouvent. Successivement animales et humaines, elles voyagent au néolithique, en Mésopotamie, à travers la Méditerranée à l’âge de bronze, dans la Chine ancienne des Wu, sous l’Empire romain, dans le royaume indien de Samudragupta ou au beau milieu du désert australien. Elles meurent, elles reviennent. Chacune de leurs existences est l’occasion d’un récit, petite partie d’une fresque dont le sens se dévoilera peu à peu : l’épopée des oubliés, le chant des perdants, le grand livre des êtres morts dans l’ombre. Des femmes, des esclaves, des lépreux, des enfants ou des bêtes en sont les héros.
Âmes est un projet ambitieux et désespéré de ressusciter tout ce qui a vécu, petit ou grand, rare ou nombreux, misérable ou glorieux. C’est aussi un foisonnant roman d’aventures pour notre époque, un roman multiple, décentré de l’Occident et attentif à tous les êtres. C’est enfin la Légende dorée de notre monde, adressée aux temps futurs.
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Le romancier, philosophe et enseignant publie simultanément Âmes (Gallimard), le premier volet d’ Histoire de la souffrance, et Kaléidoscope I (Léo Scheer), un recueil de textes volontairement hétéroclites. Il s’illustre dans la façon de saisir des sujets aussi variés que le nous, la foi, le beau, les objets populaires et savants ou les images.
Dans votre nouveau roman, Âmes, vous suivez la réincarnation de plusieurs âmes, de l’origine de la vie au IXe siècle. Pourquoi choisissez-vous le prisme de la souffrance pour raconter une autre histoire de l’humanité ?
TRISTAN GARCIA Ce qui m’intéresse n’est pas tant la souffrance, la douleur physique, les tourments psychologiques ou leur mélange indiscernable que l’effort : tout ce qui se tord et se tend dans un sens, tout ce qui s’oriente, tout ce qui essaie, même de manière aveugle et sourde. Et tout ce qui fait un effort finit par être contrarié. Il y a un obstacle, un adversaire, un ennemi, une force contraire. C’est cette caractéristique des vivants dont je voudrais raconter l’histoire : la capacité à être contrarié, l’espoir de dépasser cette contrariété permanente, cette lutte, peut-être vaine, peut-être pas. Il existe beaucoup de définitions et de justifications de la souffrance : c’est un signal d’alerte, une marque d’adaptation… Mais c’est surtout le signe de l’effort de tout ce qui vit et de tout ce qui le contrarie.
Qu’est-ce qu’une âme pour un athée comme vous, et donc un matérialiste ?
TRISTAN GARCIA Quand est apparue dans les religions anciennes l’idée de jugement, quand on a commencé à imaginer que chacun serait, après sa mort, jugé, qu’il devrait rendre compte de sa vie, probablement devant un dieu, il a bien fallu se représenter ce qu’un être pouvait mettre dans la balance du dieu : comment figurer une vie entière ? Une image ne le permet pas. Il faut mettre en ordre, résumer les actes d’une existence, leur donner plus ou moins un sens. On ne peut pas tout dire, bien sûr. Il faut donc choisir des faits, les articuler et les présenter comme l’essence de la personne. C’est ce qu’on a appelé son « âme », et une âme, à mon sens, c’est un récit. Il y a un lien ancien et profond entre l’art de raconter, l’art de juger et la foi religieuse. Un récit donne le sens invisible de la vie d’une personne, ce qui d’elle peut être jugé. A-t-elle réussi ou raté ? Était-elle bonne ou mauvaise ? Le roman a commencé comme une sorte de tribunal devant la mort. Et ça a été une autre manière, à part des religions, de concevoir des âmes, la partie invisible d’une personne qui la condense et qui s’offre au jugement des dieux ou des autres hommes. Je n’ai pas de religion, mais il me reste tout de même le roman. Au début d’Âmes, j’ai essayé de raconter l’apparition de la souffrance, dans une sorte de cosmogonie (1) qui ne relèverait ni du scientifique ni du religieux. Nous disposons de la théorie de l’évolution et de différentes religions révélées, pour nous raconter la vie. mais je tiens à une troisième option, qui est littéraire : du point de vue de la science, on peut raconter ce à quoi on n’a pas assisté, et le raconter du dehors, sans entrer dans la conscience des êtres du passé ; du point de vue religieux, on peut concevoir qu’il y a eu un auteur et un spectateur universels de l’histoire de la vie, un dieu, qui sait intimement ce qui a senti et souffert. Du troisième point de vue, littéraire, je peux essayer d’étendre ma sympathie pour pénétrer dans le corps, la sensation et la souffrance des êtres passés – c’est une fiction, et je ne présuppose pas qu’il a existé un auteur et un témoin, une divinité. Je vais dans les corps, alors que le scientifique reste sur leur seuil, au dehors, comme un observateur ; mais il n’y a personne en réalité pour pénétrer dans les cœurs et dans les reins, il n’y a pas de dieu. Comment faire ? Le seul instrument dont on dispose, c’est l’empathie. Reste à la transformer en fiction.
Avec cette épopée écrite du point de vue des vaincus, des minorités, et non plus des héros, souhaitiez-vous réconcilier votre goût pour les grands romans d’aventure et celui pour une pensée inclusive, égalitaire ?
TRISTAN GARCIA C’est tout mon problème, et j’imagine qu’il est celui de ma génération. J’ai grandi avec un goût enfantin pour l’aventure. J’ai été éduqué par les grands récits d’exploration, de conquête, à la découverte des sources des fleuves, à travers les steppes, jusqu’au plus profond des forêts. J’ai hérité comme nous tous des récits héroïques, particulièrement du XIXe et du XXe siècle, qui ont été la légende dorée de la mondialisation, de la prise de possession de toute la Terre par l’homme. J’ai aimé ce récit héroïque. Et puis, à l’adolescence, quand vient la conscience critique, j’ai réalisé que tous les héros avaient quelque chose de salaud, que les découvreurs étaient aussi des impérialistes. Je me suis méfié de l’exotisme. J’ai compris sur le dos de qui les grandes aventures avaient lieu. Pour tout progrès, quelque chose régresse ; pour toute conquête, quelque chose est perdu ; dans toute découverte, quelque chose est occulté. Le récit d’aventures a accompagné la colonisation criminelle, mais aussi la domination masculine, l’exploitation des animaux non humains, et puis la mise à sac de l’environnement terrestre. Il n’est pas innocent, bien sûr. Que faire ? Une possibilité consiste à déconstruire tous les grands récits. C’est ce que fait la pensée critique moderne. L’autre possibilité, celle de la pensée réactionnaire, consiste à vouloir réécrire ces grands récits, qui seraient un trésor humain honteusement décomposé par notre présent compassionnel et victimaire. J’ai choisi une autre voie, et c’est un pari : conserver la forme des grands récits, de l’aventure, des épopées, mais la décentrer des grands hommes, des dominants, des vainqueurs, pour raconter tous les autres, les dominés, les perdants, les subalternes, les esclaves, les eunuques, les femmes abusées, les enfants perdus, les lépreux, les animaux exploités… Et j’essaie d’éprouver et de faire éprouver au lecteur jusqu’où, comme une peau tendue, notre sympathie peut s’étendre sans craquer, pour embrasser tous les êtres qui palpitent.
Ce projet témoigne aussi d’une volonté de décentrement géographique, en sortant des canons du roman occidental. Vers quelles traditions littéraires non occidentales regardez-vous ?
TRISTAN GARCIA J’ai mis du temps à comprendre les limites de mon histoire de la littérature. Éduqué par la modernité européenne, j’avais appris à faire commencer trop tard l’histoire du roman, comme si le roman était apparu avec la bourgeoisie de notre continent, après la fin de la féodalité : le roman, ce serait « l’épopée d’un monde sans dieux » dont parle Lukacs, le récit d’un monde laïcisé, désenchanté et prosaïque, à partir de Don Quichotte. Mais quand on fait commencer quelque chose tard, on le fait finir trop tôt : c’est ce récit de l’histoire du roman, qu’on retrouve chez Kundera par exemple, qui conduit à penser une crise moderne du romanesque, c’est aussi ce qui a conduit au nouveau roman, à la déconstruction de la forme romanesque. Or, si l’on se décentre de cette très courte histoire française ou européenne, on retrouve une confiance quasi illimitée dans la puissance romanesque, déjà à l’œuvre dans Gilgamesh, Sinoué, dans les épopées indiennes, dans les Quatre Livres extraordinaires chinois, dans le Dit du Genji, dans les petites épopées arméniennes, les sagas scandinaves, les récits hopis, l’Épopée de Soundiata, etc. Partout et depuis au moins le néolithique, les êtres humains racontent et se racontent. En deçà et au-delà de toutes les crises modernes du récit, il y a cette confiance anthropologique que l’on peut avoir dans le récit. Histoire de la souffrance est aussi le répertoire vivant de tous ces récits, de temps et de lieux différents. Je voudrais transmettre mon amour pour toutes les formes de récit humain, redonner un peu de la joie du récit infini.
Vous publiez simultanément un roman et un recueil de textes philosophique, Kaléidoscope. Comment articulez-vous votre œuvre philosophique et votre travail de romancier ?
TRISTAN GARCIA C’était l’idée de Sartre… La poésie fait sans doute avec le son du langage, le roman moins, en tout cas depuis que la lecture silencieuse l’a emporté en Occident. Cela a rendu les mots un peu plus muets. Disons que le langage est mon matériau, comme un artisan dont ce serait le métal ou le bois. J’apprends à connaître le mieux possible mon matériau. Contrairement aux pigments du peintre, à la lumière du photographe, au son du musicien, c’était un matériau abstrait : il peut être dit, écrit, imprimé… Ce sont des signes. Et ces signes, j’en fais deux usages bien distincts, ce qui me rend parfois schizophrène : je les utilise pour construire des théories, comme je le fais ici ; je m’en sers aussi pour inventer des personnages et raconter. Quand je fais de la théorie, j’utilise ces signes pour essayer de former des idées et mon but est de parvenir à la meilleure abstraction, donc de dépouiller l’idée de toute couleur, de toute odeur, d’en faire une généralité ou une fonction, pour qu’elle vaille le plus largement possible. Je tiens à ce que la pensée abstraite, en l’occurrence pour moi la philosophie, accélère les choses : en mettant de côté la lumière, le bruit, mon sentiment, mon souvenir, les nuances de l’instant, je cherche dans la pensée la capacité à aller plus vite que notre perception ordinaire, pour anticiper, pour spéculer, pour voir plus loin que ce que je vois et que ce que vous voyez, ici et maintenant. En littérature, c’est tout le contraire, je voudrais ralentir la perception, être capable de « faire voir », comme disait Conrad, de faire sentir ici et maintenant à travers le langage aveugle et insensible. Quand on pense, en cours de route, beaucoup est perdu, presque tout. Les choses pensées n’ont plus d’odeur, de couleur, elles n’ont plus de force. Ce sont des concepts. Les dépouilles des concepts, ce sont des gestes, des désirs, une lueur, de la chaleur, de la sueur, un effort, de la douleur… Et c’est cela que je vise en littérature. La théorie a un objet, mais elle en oublie qu’il y a quelqu’un, à qui elle s’adresse ; la littérature s’intéresse à ce quelqu’un. La théorie parle de tout, la littérature parle à chacun.
Vous terminez Kaléidoscope avec une série de règles pour orienter la pensée. Dans la tentative de comprendre le monde, quels principes vous semblent les plus déterminants ?
TRISTAN GARCIA Notre monde est marqué par la domination et la conscience de la domination. On pourrait dire que nous avons longtemps vécu orientés par la passion de l’universel, jusqu’au communisme qui visait l’humanité tout entière. Ensuite, le libéralisme a proposé aux individus une sorte de passion du singulier : chacun et chacune, le moi, le désir d’être différent… Cette passion s’est épuisée, nous vivons aujourd’hui avec la passion du particulier : moins que l’universel, plus que le singulier. Le particulier, c’est ce qui inclut certains d’entre nous et qui en exclut d’autres. Le particulier, c’est l’identité de genre, la racialisation, la classe sociale, la confession, mais aussi l’âge : c’est ce qui fait communauté, ce qui permet de se trouver des frères et des sœurs de condition, mais aussi de s’opposer, d’avoir des adversaires et des ennemis. Nous avons la passion du particulier, voilà l’époque. Ce qui est trop universel nous semble louche. Ce qui est trop singulier nous déplaît aussi : c’est devenu égoïste, futile, libéral… Les réseaux sociaux sont des systèmes de singularités (chacun sa vie, esthétisée, mise en scène) traversés par des particularités (mon identité de genre, ma classe, ma condition), et où s’exercent sans cesse la domination et la réaction violente contre la domination. C’est un trait terrible de la domination : quand on en prend conscience, elle hante les moindres recoins de la vie et de la pensée. Elle nous ronge et nous interdit de penser pouvoir vivre autrement. Au lieu de renverser les dominations, j’aimerais que nous sachions les annuler. J’espère toujours qu’on puisse, au-delà des luttes, concevoir autre chose. J’espère qu’on puisse échapper à cette absorption de l’époque dans le chaudron de la domination, qu’on puisse s’extraire de la passion exclusive du particulier, renouer avec l’universel, avec le singulier. Si je devais me donner une règle, mais je suis suspicieux à l’égard de tout ce qui est imposé, ce serait : vis de manière à annuler toutes les dominations entre nous ; pense de façon à rendre autre chose possible. En tout cas, j’essaie.
(1) Théorie expliquant la formation de l’Univers.
Entretien réalisé par Nicolas Dutent et Sophie Joubert
Source=> L’Hmanité.fr
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Éditions Léo Scheer Éditions Léo Scheer – 22, rue de l’Arcade 75008 Paris – 01 40 06 91 53 Kaléidoscope I Images et idées Tristan Garcia Parution le 6 février 2019
Le premier tome d’une série de recueils rassemblant les textes de Tristan Garcia, révélant le cœur de sa pensée sur le monde qui vient.
Cet ouvrage rassemble seize textes écrits, au gré de commandes, d’invitations et de rencontres. Hétéroclites en apparence, par leur style et par leurs objets, ils expriment pourtant le même souci de tenir à une vision du monde et du temps présents sans omettre la diversité et le mouvement des idées, comme on tient un cap quand on se trouve soumis à des courants changeants.
Il est question ici de philosophie, de politique, de morale, de foi, de sciences et d’arts, de sons, de textes et d’images, de culture populaire et de culture savante, de réalité et de fiction, du beau et du laid, du faux et du vrai, du bon et du mauvais, de l’espace et du temps, d’hier, d’aujourd’hui et de demain, d’ici et d’ailleurs, de nos genres, de nos races, de nos classes et de nos générations …
Les textes, aux formes variées, se répondent et s’enchaînent, traitant, chaque fois, un aspect essentiel de la modernité. Tristan Garcia pense le monde contemporain en s’appuyant sur des objets concrets : la frontière, la bande-dessinée, le sport, la musique rock…
Le lecteur peut se sentir libre d’ouvrir le volume au hasard, sans jamais craindre de perdre le sens de l’ensemble. Seule exigence : traiter également tous les sujets, sans hiérarchie, mais avec distinction. Ne pas supprimer les grandes catégories traditionnelles, héritées du siècle des Lumières, sans pour autant les rétablir dans un rapport de domination.
Kaléidoscope II paraîtra en octobre 2019.
Éditions Léo Scheer Éditions Léo Scheer – 22, rue de l’Arcade 75008 Paris – 01 40 06 91 53
EXTRAIT :
Chapitre Quatorze
– Une épopée hégémonique Aboutissement avorté d’un long travail entamé dans les années soixante-dix, Le Livre de Pierre Guyotat a été entendu, grâce aux versions enregistrées par l’auteur lui-même de certains de ses passages, mais il n’a presque pas été lu. Pour tenter de comprendre cet ouvrage intimidant, que même les spécialistes de l’auteur hésitent à interpréter dans le détail, formulons une hypothèse : considérons Le Livre moins comme une expérimentation radicale, l’invention d’une langue nouvelle, quasi illisible, à la façon de certaines pages de Finnegans Wake, des poèmes de E. E. Cummings ou du « zaoum » de Khlebnikov, que comme une épopée, la seule véritable épopée moderniste de langue française.
TRISTAN GARCIA est romancier et philosophe. Il est notamment l’auteur, chez Gallimard, de La Meilleure part des hommes (Prix de Flore 2008), Faber (2013) ou encore 7 (Prix Inter 2016). Son prochain roman, Âmes. Histoire de la souffrance I paraît en janvier 2019.
Il est également l’auteur d’essais philosophiques de premier ordre, dont Forme et objet, Un traité des choses (Puf, coll. « Métaphysiques », 2011) et La Vie intense (Autrement, 2016). Il est actuellement maître de conférence à la faculté de philosophie de l’université Lyon III. EAN : 9782756112664 500 pages – 22 €