Eéditions Les liens qui libèrent, 205 pages, 18,50 euros.
Sur tout le continent européen, l’extrême droite a imposé l’idée que l’identité serait l’enjeu crucial des sociétés contemporaines. Le mouvement des hommes, stimulé par l’actuelle mondialisation, serait en train de bouleverser l’équilibre des cultures installées. La nation, l’Occident, la chrétienté, nous dit-on, sont menacées : il nous faut donc désormais défendre notre identité, ou la retrouver si nous estimons qu’elle est perdue. « Nous ne sommes plus chez nous » devient un credo de plus en plus lancinant. Et quand on n’est plus chez soi on finit par ne plus savoir qui on est…
La peur de l’autre est en passe de devenir le pivot exclusif de nos imaginaires. À quoi s’ajoute une autre conviction, qui veut que les sociétés occidentales soient en « état de guerre ». Le choc des civilisations opposant l’Occident et l’Islam avait été annoncé dès le début des années 1990. Après l’attentat du World Trade Centre, il est devenu une guerre contre le terrorisme, qui justifie les mesures les plus sévères, aux confins de l’état d’exception. La crainte de l’identité perdue et la hantise de la menace se conjuguent ainsi, au risque de toutes les clôtures et de tous les affrontements.
Le parti pris de ce livre est d’affirmer qu’il ne faut ni accepter l’omnipotence de l’état de guerre ni s’abîmer dans l’obsession de l’identité. Les êtres humains ont besoin de s’ancrer dans une histoire, de combiner de multiples appartenances, familiales, sociales, politiques, idéologiques ou culturelles. Tout individu a besoin de s’identifier, pour être pleinement une personne. Mais dès l’instant où l’effort nécessaire d’identification se fige dans la définition d’identités fermées, données par avance, l’individu est confronté à un double risque. Il peut aliéner sa propre liberté ; il peut se trouver entraîné dans la spirale des concurrences identitaires qui font oublier que tout être humain est à la fois autonome et solidaire de tous les autres. Au jeu de l’opposition du « eux » et « nous », la dépendance et la guerre sont un horizon possible. En 1914, le heurt des nationalismes précipita l’Europe dans le cataclysme d’une guerre mondiale. Le choc des identités nous prépare un avenir qui pourrait être pire encore.
Si l’identité occupe à ce point le devant de la scène, c’est toutefois parce que l’égalité lui a laissé le terrain. Les échecs du soviétisme et les impasses de la social-démocratie ont discrédité l’idée. Il est mortifère d’en rester à cet échec. Ce n’est pas parce que la pratique de l’égalité a déçu qu’il faut renoncer à ses valeurs et à sa perspective. Plutôt que la frénésie identitaire et la hantise de l’Autre, qui poussent à l’anéantissement, on promouvra ici l’avancée concrète de l’égalité, de la liberté et de la solidarité. Leur donner une forme et des contenus modernisés, est la seule manière d’échapper au chaos des affrontements sans fin.
La mise en commun des égaux vaut cent fois mieux que la guerre des identités.
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«La gauche doit sortir du piège identitaire, recréer du commun en reprenant le drapeau de l’égalité»
Dans « l’Identité, c’est la guerre », l’historien Roger Martelli tente d’analyser les pièges d’une époque où l’identité a pris le pas sur l’égalité. Il invite à un réarmement intellectuel de la gauche, qui, à ses yeux, a trop cédé de terrain face à l’extrême droite.
HD. D’où vient, selon vous, la prééminence de plus en plus forte de la question de l’identité en France aujourd’hui ?
Roger Martelli. Nous sommes aujourd’hui à la jonction de deux évolutions idéologiques : au lendemain de la guerre froide, monte l’idée que le monde n’est plus régulé par l’affrontement capitalisme-communisme, mais par le choc des civilisations qui crée un état de guerre diffus. Pour des intellectuels comme Samuel Huntington, ce qui est déterminant, c’est l’affrontement entre société occidentale et islam. Ce phénomène est accentué à partir du 11 septembre 2001. À cela s’ajoute une évolution en France, une pensée issue de l’extrême droite selon laquelle, dans nos sociétés, ce qui structure, ce n’est plus la question de l’égalité, mais celle de l’identité, formalisée par la formule « Nous ne sommes plus chez nous ». Aujourd’hui, ces deux choses font système. L’extrême droite l’a imposé à droite et même à gauche.
HD. Vous affirmez que l’extrême droite a gagné la bataille des idées, elle était pourtant très minoritaire, il y a trente ans.
R. M. Oui, l’extrême droite s’est installée sur le fait que le combat pour l’égalité a été perturbé par les échecs des grands projets égalitaires. Celui de l’URSS, mais aussi dans le tiers-monde et, par ailleurs, les projets régulateurs dans le système capitaliste ont buté sur la pression du néolibéralisme. L’obsession identitaire occupe l’espace et est le reflet d’une avancée de l’extrême droite qui renvoie à une défaite de la gauche, qui n’a pas su surmonter les échecs et reprendre l’initiative. Pire, au Parti socialiste, Terra Nova a théorisé sur l’abandon des classes populaires prétendument acquises au recul identitaire, tandis que la gauche populaire (une sensibilité au sein du PS – NDLR) prenait acte d’une « insécurité culturelle » de la majorité blanche dont il faudrait tenir compte. Dans les deux cas, au lieu de rassembler les classes populaires autour d’un projet de développement humain contre l’accumulation du capital, les financiers ont opposé les catégories populaires entre elles. Il faut sortir de ce piège mortifère en reprenant le drapeau de l’égalité.
HD. L’insécurité culturelle n’existe donc pas ?
R. M. Après la chute du mur, certains croyaient que le monde serait pacifié, mais au contraire, il est devenu instable et dangereux. Il ne suffit pas de le constater, mais de comprendre cette instabilité. D’abord, la mondialisation a accéléré la polarisation des richesses, des savoirs et des pouvoirs à l’échelle planétaire, et complexifié cette polarité. Il n’y a plus un Sud et un Nord, un Centre et une périphérie. Il y a du Nord dans le Sud et du Sud dans le Nord. Il n’y a pas la métropole contre la périphérie, mais des oppositions au sein même de la métropole, etc.
Deuxièmement, la « gouvernance » s’est imposée autour de l’idée qu’il y a un excès de démocratie. On a inventé un mode de gouvernement qui ne repose plus sur la représentation démocratique, mais sur la compétence et l’expertise. C’est à une régulation post-démocratique que nous assistons. C’est le couple concurrence-gouvernance qui est la source de l’instabilité profonde du monde. Soit on s’attaque sérieusement à ces questions, soit on risque de produire du ressentiment, de la haine de l’autre, et de favoriser les logiques de clôture, de mur entre les peuples… La réflexion sur l’insécurité culturelle contourne les vraies raisons de l’instabilité.
HD. Ne peut-on pas articuler identité et lutte des classes ? Certains dans les classes populaires ne sont-ils pas en même temps discriminés pour leur identité et exploités par leur position sociale ?
R. M. Dans notre système, il y a à la fois des inégalités et des discriminations. La valorisation de soi, de son territoire, passe par la dévalorisation des autres et pousse donc à la discrimination. La discrimination est une conséquence de la concurrence. La question de l’égalité doit évidemment s’accompagner d’un combat contre les discriminations. Mais il ne faut pas que, sur la base de la discrimination, s’installe une nouvelle clôture. Si on valorise une identité qui se définit davantage par sa différence que par sa ressemblance, il y a un risque de choc des identités, et on entre dans un engrenage sans fin. C’est par la mise en commun que chacun, dans sa singularité, peut être lui-même, tout en se rapprochant de tous les autres.
HD. Pourquoi l’opposition « eux » et « nous » n’est-elle pour vous qu’un « leurre dangereux » ?
R. M. Dans l’histoire du monde ouvrier, un « nous » s’est constitué lorsque les ouvriers ont pris conscience de ce qui les rassemble. Il y a un « nous » contre « eux » – qui étaient tous les autres. Mais, en France, contrairement aux États-Unis par exemple, l’idée a prévalu que la classe ouvrière…
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« L’identité, c’est la guerre », de Roger Martelli, éditions Les liens qui libèrent, 205 pages, 18,50 euros.