Festival « Les révoltés du monde » Dimanche 7 avril 2019 à 14h 30. Madiana
— Par Sabine Cessou —
Le documentaire « autorisé » de la réalisatrice française Pascale Lamche sur Winnie Madikizela-Mandela a fait couler beaucoup d’encre et de salive en Afrique du Sud. Ce film de 84 minutes, récompensé en 2017 au festival de Sundance et diffusé à la télévision sur Arte et en Afrique du Sud une semaine après sa mort, le 2 avril, la présente comme la plus grande des victimes : de l’apartheid, mais aussi d’un certain machisme et de sa propre organisation, l’ANC, qui l’aurait exclue du jeu politique.
Illustré de nombreuses images d’archives et d’une interview exclusive, le film faisait déjà des vagues avant la disparition de l’ex-femme de Nelson Mandela. Non pas parce qu’il avait fait l’objet d’une projection privée à Johannesburg en sa présence et sur invitation de sa famille en 2017. Mais parce que l’un de ses extraits, diffusé sur les réseaux sociaux en Afrique du Sud début mars, donnait sa réponse ultime à Desmond Tutu, qui avait tenté en 1997 en tant que président de la Commission vérité et réconciliation (TRC) de lui extorquer un pardon pour les exactions de sa milice, le Mandela United Football Club (MUFC), dans les années 1980 à Soweto. « Je demande à Dieu de me pardonner pour ne pas lui avoir pardonné (à Desmond Tutu, NDLR), dit-elle. Je fulminais de rage. Me demander de dire pardon, à moi, comme si j’avais été responsable de l’apartheid ! Comment a-t-il osé ? ».
« Nous avons vénéré le mauvais Mandela »
Depuis sa diffusion en Afrique du Sud, le film contribue à changer le storytelling autour de Winnie Mandela. Il la réhabilite en gommant le versant le plus sombre de son histoire. Quitte à diminuer Nelson Mandela, en le faisant quasiment passer pour l’un de ces « traîtres » de l’ANC qui l’auraient « vendue ». Des accusations martelées à l’encontre des officiels de l’ANC, le poing levé, par le dissident de l’ANC Julius Malema, ancien président de la Ligue des jeunes, lors des obsèques de l’icône, dans un exercice de populisme sans précédent, du moins lors de funérailles nationales de vétérans de la lutte contre l’apartheid.
Résultat : « Nous avons vénéré le mauvais Mandela », titre le City Press, hebdomadaire noir sud-africain. Dans une tribune du quotidien britannique The Guardian, Afua Hirsch déclare de son côté que « Winnie Mandela était une héroïne. Si elle avait été blanche, il n’y aurait pas eu de débat là-dessus ». Cet article traite davantage de la persistance d’une vision coloniale en Grande-Bretagne et des distorsions dans la lecture de l’histoire qu’induit la suprématie blanche, que du fond du problème en Afrique du Sud : « Les héros britanniques sont autorisés à avoir fait la guerre. Les guerriers en lutte contre la suprématie blanche, par contre, non ».
Une réponse circonstanciée lui a été faite dans The New Statesman, par un auteur qui lui, ne se lave pas les mains de certains principes moraux sur l’autel des identités ou des visions binaires du monde : « Le débat sur la vie et l’héritage laissé par Winnie Madikizela-Mandela ne porte pas, fondamentalement, sur la nécessité de la lutte armée pour mettre fin à l’apartheid, mais de manière spécifique sur les méthodes qu’elle a avalisées et qui n’avaient pas besoin d’être si cruelles ».
Les pièces manquantes du puzzle
Lire aussi Sabine Cessou, « L’ANC, aux origines d’un parti-État », Le Monde diplomatique, mars 2018.
L’histoire de l’égérie de la lutte contre l’apartheid s’avère en effet plus complexe que son long martyr. Toutes les pièces du puzzle ne figurent pas dans le documentaire, qui pratique à plusieurs reprises des raccourcis trompeurs et lance même des accusations infondées.
D’où la réaction outrée de Sydney Mufamadi, ancien ministre de la Sécurité épinglé dans le film pour avoir ordonné la réouverture d’une enquête sur le meurtre du jeune Stompie Seipei, tué en 1989 entre les mains du MUFC, la milice de Winnie Mandela, parce qu’il était soupçonné d’être un informateur de la police. Mufamadi, ancien ministre du clan Mbeki – avec lequel Winnie Madikizela-Mandela ne s’entendait pas – a donné une conférence de presse de plus de trois heures le 16 avril pour se justifier, démentir, et demander des explications à la réalisatrice. Celle-ci s’est excusée pour ne pas avoir recoupé les informations qui lui ont été données auprès de lui, mais a maintenu le propos du film. « Dans ce documentaire, je vois un Nelson Mandela qui n’est pas connu du peuple sud-africain », a continué M. Mufamadi, estimant « qu’on ne peut pas laisser des étrangers raconter notre histoire ».
Le film, cependant, ressemble moins à une version française et fantaisiste de l’histoire sud-africaine qu’à celle de Winnie Madikizela elle-même. Mama Wethu, la « mère de la nation », contrôlait étroitement son image et se prêtait à des exercices de communication à la seule condition qu’ils soient « autorisés » et qu’elle ait le « final cut ». Méfiante à l’égard des journalistes occidentaux, elle s’est très rarement fait piéger, notamment lors d’un dîner chez les Naipaul, dont Nadira Naipaul, la femme de l’écrivain avait tiré sans vergogne un papier à charge dans un journal britannique. Elle l’avait citée abondamment alors qu’elle parlait off the record, accusant Nelson Mandela d’avoir « trahi » la cause et traitant Desmond Tutu de « crétin ».
Raccourcis trompeurs
Du coup, tout se gâte dans le film à la quarantième minute, quand on arrive au retour – non expliqué – de Winnie à Soweto fin 1985, après neuf ans de bannissement dans un township rural à l’intérieur du pays. Elle est alors au faîte de sa gloire, mais aussi au seuil de sa longue disgrâce. Le volume 4 du rapport de la Commission vérité et reconciliation (TRC), qui fait autorité, évoque 12 meurtres et 4 cas de torture documentés. Pour mémoire, ce sont les plaintes des familles des victimes du MUFC qui ont motivé l’enquête fouillée de la TRC.
« Certaines personnes utilisaient nos survêtements pour violer et tuer parfois… », dit dans le documentaire un témoin qui fut membre du Mandela United Football Club. Un homme qui affirme dans le même souffle : « Mama ne nous autorisait pas à interroger les gens mais nous nous cachions pour le faire ». Les anciens responsables des services de propagande et de renseignement interrogés disent eux aussi tout et son contraire. L’un explique l’opération Romulus, une campagne destinée à ternir l’image de Winnie Mandela. L’autre, Neil Barnard, ancien patron des renseignements, affirme que Winnie avait « l’étoffe d’une Jackie Kennedy » et que le régime raciste, qui se savait fini, « espérait la voir devenir une Première dame » digne de ce nom. Dans un autre témoignage, le même Neil Barnard affirmait en 1999 : « Sans prétendre avoir été des anges, il n’y a jamais eu l’idée même d’un effort de notre part pour utiliser cette question sensible et difficile [Winnie Mandela, NDLR] au détriment de Nelson Mandela. En réalité, nous faisions en sorte que tout soit géré d’une telle manière que l’idée d’une solution négociée soit préservée ».
Le film ne parle pas non plus de l’incendie de la maison des Mandela à Soweto, en juillet 1988 (un mois après le mega-concert de Wembley), un acte commis par des lycéens exaspérés par les agissements du MUFC. Chose rare, aucun voisin n’a cherché à éteindre le feu par solidarité, et les pompiers n’ont pas non plus été appelés. « L’incendie de la maison Mandela était une conséquence directe de la colère, lit-on dans les mémoires de Walter et Albertina Sisulu, des compagnons de route de Nelson Mandela, écrites par leur belle-fille Elinor Sisulu. Il était largement soupçonné que la police avait pris part dans cette affaire, et que certains membres du club, l’entraîneur en particulier, étaient des agents provocateurs délibérément placés pour semer conflit et confusion dans la communauté. (…) Outrés par l’attitude hors-la-loi du club et par le refus apparent de Winnie d’en limiter les excès, les leaders de la communauté reconnurent que Winnie avait besoin soit d’aide, soit de discipline, ou les deux ».
Un comité de crise a été formé par l’ANC après l’incendie et les leaders de l’United Democratic Front (UDF, la face légale de l’ANC à l’intérieur du pays) avaient publiquement « pris leurs distances » à l’époque avec Winnie. Nulle trace non plus du fait que Jerry Richardson, l’amant de Winnie et chef de sa milice, était un informateur de la police. Les témoignages donnés dans le documentaire par Dali Mpofu, avocat, ne sont pas replacés dans leur contexte : il n’est pas expliqué que Winnie a eu une liaison orageuse avec lui, qui lui a coûté sa séparation avec Nelson. C’est à lui qu’elle écrivait lorsqu’une de ses lettres a fuité dans la presse, pleine de reproches jaloux, où elle traitait par ailleurs son mari de « vieil homme ».
Théorie du complot et malhonnêteté intellectuelle
Lire aussi Olivier Piot, « De Johannesburg à Kinshasa, les lanceurs d’alerte en première ligne », Le Monde diplomatique, mai 2018.
« Mes parents formaient un couple trop puissant et trop influent, dit sans ciller, face caméra, Zindziswa Mandela, la fille cadette de l’illustre couple. Ils ont essayé de les opposer, en les décrivant comme le saint et la pécheresse. » Ce « ils » indéfini désigne aussi bien l’establishment blanc que noir. Et passe outre la propre analyse qu’a faite Nelson Mandela de sa situation personnelle. Dans ses mémoires, il mentionnait surtout un couple désuni après sa libération en 1990, en ces termes : « Je lui répétais : “Vois-tu, les hommes et les femmes discutent normalement des problèmes les plus intimes dans leur chambre. J’ai été en prison longtemps. Il y a tant de questions, presque toutes très sensibles, que j’aimerais avoir l’opportunité de discuter avec toi.” Pas une seule fois, elle n’a répondu. »
La principale pièce manquante du puzzle reste sans doute une réflexion sur la violence : celle que Winnie a embrassée comme toute une « génération perdue » dans la lutte contre l’apartheid, rendant coup pour coup aux policiers qui la harcelaient. La violence, aussi, dans laquelle Soweto baignait dans les années 1980, et le contexte d’insurrection dans lequel sa milice a commis des exactions.
L’amertume de Winnie sur la place qui ne lui a pas été faite après l’apartheid sème la controverse jusqu’après sa mort. Pour mémoire, elle a été limogée de son poste de ministre déléguée de la Culture par son mari pour indiscipline, puis a démissionné de toutes ses fonctions politiques en 2003 à la suite d’une affaire de fraude au sein de la Ligue des femmes de l’ANC.
Acharnée, rebelle jusqu’au bout, l’icône déchue impose sa vérité d’outre-tombe. Parce qu’elle n’a pas su axer sa défense sur la vérité des faits, en ayant l’humilité de les reconnaître pour les replacer dans le contexte de répression des années 1980, elle représente aussi, qu’on le veuille ou non, une forme d’échec. Elle fait sienne, en effet, une forme de malhonnêteté intellectuelle répandue en Afrique du Sud, qui l’amène à tout nier en bloc et à recourir à la théorie du complot. Une posture qu’elle n’est pas la seule, loin s’en faut, à avoir adoptée parmi les responsables de l’ANC. On l’a vu avec Thabo Mbeki sur le dossier du Sida et des antirétroviraux, qu’il estimait être un complot de l’Occident et des industries pharmaceutiques. Et encore avec Jacob Zuma, prêt à se défausser de ses responsabilités au point de faire passer la piscine de sa résidence privée de Nkandla pour un peu banal « réservoir d’eau anti-incendie ». Ou à jouer la carte raciale pour se défendre de ses dérives.
Sabine Cessou
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