— Par Michèle Bigot —
Création 2016 Le Préau CDN Normandie-Vire
Commande d’écriture et de mise en scène Guillaume Poix,
Interprété par Aurélie Edeline
Festival d’Avignon, 11. Gilgamesh Belleville, 6>28/07 2017
Étrange femme que cette Vivian Maier ! Quelque peu inquiétante, une héroïne digne de Leïla Slimani. Mais magnifique, aussi : photographe de rue qui ne développe jamais ses clichés, collectionneuse compulsive, un « grand œil » comme d’autres sont de « grandes oreilles », et gouvernante à ses heures pour gagner son pain. Témoin de son temps, elle photographie avec son Rolleiflex de manière systématique, fixant sur sa pellicule le spectacle de la rue dans les métropoles américaines des années cinquante. 150 000 clichés jamais tirés et qu’on retrouvera dans des caisses en 2007. Que du noir et blanc, à l’image de sa vie, dont on sait peu de choses. Une femme qui s’efface derrière le gigantesque édifice des photos qu’elle-même n’a jamais vues, c’est un prodige et un formidable mystère !
Il y a de quoi mener une enquête. Vivian, on ne la connaît qu’à travers ses enregistrements, ses autoportraits, ses films super 8 et les milliers d’objets et de coupures de journaux qu’elle a collectionnés. Personnage en quête d’auteur, Vivian Maier trouble les esprits. Fascinés par cette femme mystérieuse, une actrice ( Aurélie Edeline) et un dramaturge (Guillaume Poix) se mettent en quête, cherchent à recomposer son histoire, à saisir sa vérité. On se met sur ses traces, on endosse son costume, on joue son rôle. Tout commence par un dialogue entre l’actrice et le fantôme de Vivian : énumération, liste d’objets, batterie de questions sans réponse, bribes de récit, fragments d’une biographie. Ça peut prendre aussi la forme d’un jeu, entre saynète et jeu de piste ; on distribue les rôles, on invente un scénario, on endosse un vêtement, on entre dans la peau d’une autre, on imagine des dialogues, bref théâtre dans le théâtre :
« On dirait que nous sommes le 21 juin 1954
Comme ça pour rire pour jouer
Je serais donc vous
Viviandorothymaier
Et je serais avec un petit garçon
Un petit garçon que je garde… »
Mais c’est pas du jeu, comme disent les enfants ! Car à vouloir faire l’intruse, à s’entêter à forcer l’intimité d’une vie, on risque de se prendre à son propre piège. Commence alors un jeu de miroirs vertigineux : l’actrice veut percer le mystère, elle s’entête, ça tourne à l’obsession : « il faut que je sache ». A force de chercher à entrer dans le personnage, elle en vient à soupçonner Vivian d’être une prédatrice. Prendre une photo des gens de la rue, ce n’est pas anodin. Observer les autres, les traquer dans leur être, c’est leur dérober quelque chose, leur voler leur image, s’arroger un droit abusif. Dans la peau de Vivian, l’actrice se mue en ogresse ; la voix off, le vacarme de la rue, le costume, la parole menaçante, la mimique de l’actrice mettent en scène la vision fantasmée d’une femme inquiétante.
Vivian observe les gens, mais elle se cache. Dans son jeu inquisiteur, l’actrice la démasque, surprend le visage dissimulé par l’objective. L’observatrice se voit observée. C’est au tour de Vivian d’être mise à nu :
« Ce que je vois
moi
c’est un visage effacé qui rend les traits de tous ceux qu’il regarder
moi
je vois une femme qui ne s’aime pas beaucoup
qui ne se fait pas confiance
qui se déteste souvent
qui se heurte tout le temps à elle-même… »
Et finalement une femme qui se délité dans l’observation du monde.
Oui mais voilà, il arrive que les fantômes se vengent si on veut les observer de trop près. La vérité d’un être ne se laisse pas approcher impunément. Ce que voulait Vivian , c’est qu’on l’oublie : » Ce que je désire, c’est m’effacer dans le temps, qu’on m’oublie, qu’on m’ait oublié de toute éternité.
L’actrice aura à payer le prix de son indiscrétion. Elle va apprendre à ses dépens ce qu’il en coûte de déverser sur l’autre des raccourcis (« nounou borderline »). La scénographie offre une dimension spectaculaire à ce renversement. La lumière aveuglante surgit là où régnait l’obscurité, les négatifs se mettent à vivre leur vie propre, le gouffre des souvenirs d’enfance menace d’engloutir celle qui se croyait à l’abri, dans le surplomb de l’enquête.
On parle parfois d’enquête de personnalité ; ça sent son régime policier, son expertise psychiatrique ! Il fait parfois préférer le sommeil et le mystère aux lumières aveuglantes de la vérité des êtres. C’est la modeste leçon que nous dispensent Aurélie Edeline et Guillaume Poix.
Michèle Bigot
Madinin’Art
TOUT ENTIERE.
VIVIAN MAIER, qui etes-vous?
texte et mise en scène: Guillaume Poix.
Avec Aurélie Edeline
Scénographie: Cassandre Boy.
Son: Guillaume Vesin.
Lumière: Sébastien Marc.
Création Le Préau, Centre dramatique de Normandie-Vire.
Domfront.
06 10 2016
©Tristan Jeanne-Valès