Festival d’Avignon 2018, cour d’honneur du palais des Papes
Voici LE spectacle du cru 2018, puisque tous les ans, il y en a un qui domine la scène avignonaise du haut des tours du palais. Une vréritable entreprise quand on voit se présenter en front de scène l’équipe responsabe de cette oeuvre scénique au grand complet: au bas mot une cinquantaine de personnes. Pour un spectacle grandiose où le décor et la magie des lumières joue un rôle majeur.
L’histoire de ce crime si terrible, un crime « nefas » dit Sénèque, ce qui signifie qu’il échappe dans l’horreur à toute dimension humaine, de telle sorte qu’aucun châtiment n’est à sa mesure. M^me la terre et le soleil se détournent de ce crime contre nature. Alors qu’Atrée règne en paix sur Mycènes, son jumeau, Thyeste, séduit sa femme et s’empare du bélier d’or. Devant ce double vol, Atrée a la vengeance furieuse et sert à celui qui est son frère la chair de ses enfants en banquet.
Il semble que Sénèque ait choisi de réunir dans cette tragédie les forfaits les plus noirs: adultère, vol, infanticide, cannibalisme, on est au comble de l’horreur. Certes, on touche là au surnaturel, mais il faut garder en mémoire les horreurs dont le régime impérial était capable à l’époque de Sénèque. Le niveau de violence de ce temps-là se reflète dans les tragédies de Sénèque.
Conseiller à la cour impériale sous Caligula, il fut tout à tour victime des intrigues de Messaline, puis précepteur de Néron, il finira acculé au suicide. Caligula et Claude, deux monstres sanguinaires! Les avoir cotoyés explique qu’on puisse imaginer Thyeste. La folie du pouvoir verse dans l’horreur. Avec Thyeste comme avec Néron, c’est un monde qui s’effondre, une civilisation qui va à sa ruine. Thomas Jolly a su capter les échos que cette tragédie fait résonner dans le monde moderne depuis les horreurs du XXème siècle. C’est l’humanité même qui est menacée dans son existence par des crimes « nefas », que nous nommons « crimes contre l’humanité ».
A plus d’un titre, la cour d’honneur se prêtait à la mise en scène d’une telle tragédie: par ses dimensions prodigieuses, par l’aura de surnaturel qui exsude de ses murs, par l’ambiance magique qui l’environne quand le vol des martinets découpe dans le ciel un espace sacré, semblable en cela aux rituels des auspices romains. La scénographie accentue cette dimension merveilleuse en présentant sur le plateau la tête et la main énormes d’une divinité échouée, une ruine qui témoigne d’une puissance déchue, au regard de laquelle pourtant les hommes sont des Lilliputiens. Sur la scène comme à Lilliput, on parle une langue sinon inconnue, du moins une langue sacrée, sortant de l’ordinaire, poétique dans son verbe et monstrueuse dans son contenu. Le grand mérite de la direction d’acteurs chez Thomas Jolly est d’avoir respecté rigoureusement la force et la musicalité de cette parole tragique. Le second point fort de cette mise en scène repose sur le jeu des lumières propre à restituer le surnaturel convoqué par la tragédie. Puisque le Soleil et toute la nature se détournent des hommes, il convient d’en faire jouer la lumière et les ombres sur le plateau. Certes! Pourtant il arrive que cette débauche d’éclairage tourne au spectaculaire: dans ce cas l’image en vient à nuire au texte, écrasé, enfoui sous un déluge du « son et lumière ». Comme si le metteur en scène perdait sa confiance dans le texte de Sénèque.
On sort donc ébloui, mais il faut entendre le terme dan sa double acception. Assommé, aussi (la même ambiguité est de rigueur)!
Michèle Bigot