Par Selim Lander –
Grâce à Steve Szebina et au partenariat avec le CMAC, les cinémas Madiana de Fort-de-France offrent de temps en temps au public martiniquais des films de cinéphiles. Rien qu’à voir le taux de remplissage, ces derniers sont plus nombreux qu’on n’aurait pu le croire. Peut-on alors espérer que de telles concessions au cinéma d’auteur deviennent de plus en plus nombreuses, au lieu de se limiter à une séance par jour pendant quelques jours ? Pourquoi en effet ne pas consacrer une salle au cinéma d’art et essai, sachant qu’il resterait encore huit salles à Madiana pour ces films commerciaux, blockbusters ou série b, dans lesquels des automobiles font des cabrioles spectaculaires tandis que les coups de feu éclatent de toute part, sans que jamais le sort du héros soit compromis, évidemment !
Syngué sabour (« Pierre de patience ») fut d’abord un roman d’Atiq Rahimi, couronné par le prix Goncourt en 2008. Afghan d’origine, émigré en France où il poursuivit des études de cinéma, Atiq Rahimi a lui-même mis en scène le film après en avoir assuré l’adaptation avec Jean-Claude Carrière.
La jeune femme, le vieux mari, le jeune amant : Syngué sabour n’est certainement pas un vaudeville, il s’agit donc d’un drame bourgeois, très différent cependant de ceux auxquels nous sommes habitués en France (comme La Femme d’à côté, par exemple, qu’on a pu revoir récemment à la télévision). L’action est située à Kaboul en proie à la guerre civile. Le mari est un soldat plongé dans un coma profond. Il est veillé / soigné par sa jeune épouse dans une maison située sur la ligne de front et vidée de ses autres habitants. Quant à l’amant, c’est un jeune soldat timide et bègue, délicieusement amoureux de celle que – suite à un quiproquo – il a prise pour une prostituée. En dehors des respirations apportées par cet amant et par la tante de la jeune femme – laquelle, authentique péripatéticienne, incarne paradoxalement la femme libérée – le film se concentre sur la relation univoque entre la jeune femme et son mari. Condamné au silence et à l’immobilité, le mari est réduit à jouer le rôle de cette « pierre de patience » qui recueille les confidences des malheureux, en attendant leur éventuelle délivrance. L’allégorie sera poussée jusqu’au bout dans le film, le mari devant mourir, comme la pierre doit éclater, pour que la femme voie enfin surgir devant elle une lueur d’espoir.
La jeune femme se confie donc, ou plutôt elle vide son sac. Et elle en a des choses à dire ! Syngué sabour apporte un témoignage terriblement crû sur la condition féminine dans un pays musulman arriéré. Mariée trop jeune, constamment sous le menace d’un viol ou de la répudiation, l’épouse n’a pas d’autre choix que de supporter l’intolérable, quitte à feindre et à mentir pour éviter un sort encore pire.
Tout cela est filmé avec une grande économie de moyens, en parfaite adéquation avec le propos du film, la reconstitution de la ville en guerre étant néanmoins crédible. On peut malgré tout reprocher au scénario certaines imperfections : le viol trop prévisible, la survie du mari souvent livré à lui-même pendant de longues heures trop peu crédible au contraire, dans un environnement en proie à la guerre et au pillage… Le réalisateur multiplie les gros plans, et nous ne boudons pas notre plaisir à contempler le beau visage de Golshifteh Farahani – iranienne, dans toute sa gloire de femme de trente ans, elle aussi exilée à Paris – qui joue le rôle de l’épouse. Pour le spectateur occidental, la force de Syngué sabour tient pourtant d’abord à son exotisme… morbide. Comment ne pas être choqué en effet quand on voit Golshifteh Farahani obligée de disparaître sous sa burkha chaque fois qu’elle sort dans la rue ? Certes, tout le monde a déjà vu des photos de femmes afghanes le corps dissimulé sous cette capuche informe et le visage caché derrière une grille, mais le cinéma est plus éloquent : nous ne sommes plus confrontés à une femme anonyme et par définition inconnaissable mais à l’héroïne d’un film admirée à visage découvert et dont nous découvrons peu à peu les tourments.
Syngué sabour oblige à considérer la situation du peuple afghan : d’un côté des hommes qui semblent ne trouver une raison d’être que dans la guerre, de l’autre des femmes méprisées, contraintes à la ruse pour survivre. Si l’intervention des États-Unis et de ses alliés (dont notre pays – et des soldats français ont perdu leur vie dans cette guerre) avait pu aider les Afghans à sortir du Moyen- Âge, elle n’eût pas été inutile. On sait qu’hélas elle n’a servi à rien, sinon à jeter davantage de trouble dans un pays déjà troublé.
Au cinéma Madiana, Fort-de-France, du 23 au 25 avril 2013.
PS : Pour les Martiniquais qui auraient manqué la projection de Despuès de Lucia, formidable film argentin sur la vengeance, grand prix de la Semaine de la critique à Cannes en 2012, un rattrapage est possible au cinéma Madiana, jeudi 2 avril à 19h30.