— Par Janine Bailly —
On entre dans la salle, le décor éclairé dit déjà qu’il s’agira de se laisser pénétrer par la force des écrits : sur le plateau un coin-bibliothèque avec de vrais livres, vrais livres aussi au sol, délimitant le cercle de jeu, livres figurés enfin sur un écran tendu en fond de scène. Au déclin des lumières s’affiche sur ce même écran une carte d’Afrique situant le Congo. Vient ensuite un court reportage évoquant la guerre et les destructions de Brazzaville, séquence symbolique de l’état délétère de ce continent dont Sony Labou Tansi a voulu stigmatiser les failles, déplorer et peut-être panser les blessures, et pour lequel il a construit sa brûlante révolte de mots : « Les mots me charment me font signe et demandent que je leur trouve du travail à n’importe quel salaire. Sous ma plume comme des prolétaires les mots revendiquent leur droit à la parole… il faut quelqu’un qui les comprenne, qui les prenne à son service… Les mots croisent les mains s’assoient et s’endorment aux pieds du poète qui seul connaît leur valeur. Les mots vont mourir si quelqu’un ne les remue pas à temps… ». Investi dans un pays cher auquel il se veut ancré, pas tant par la politique que par son action éducative — qui passe par l’écriture et, partout où le conduit son métier de professeur, par la création de troupes théâtrales —, il préfère parler de « textes engageants » plutôt que « d’écrivains engagés », et propose « à ceux qui cherchent un auteur engagé, un homme engageant ».
Deux hommes sur scène font revivre avec conviction et chaleur Sony Labou Tansi. L‘un figurera l’écrivain, l’autre le lecteur apte à nous découvrir cet homme, le dramaturge-romancier-poète, mais aussi l’être humain qu’il admire, en déroulant sous nos yeux le fil de sa vie. En conteur enthousiaste avide de faire partager sa passion — « c’est fort » dira-t-il à plusieurs reprises, livre brandi vers nous dont il vient de lire quelques extraits pour ouvrir le jeu —, il s’avance souvent en bord de scène, capte ainsi le regard des premiers rangs et ne s’en fait que plus convaincant. Son partenaire, plus grave et retenu, sait pourtant intervenir avec force pour parfois lui répondre, ou affirmer péremptoirement sa pensée : « Mon écriture est une manière de se tenir le ventre avant la tête. Comprenez, merde, comprenez. Même si nous avons pris la honteuse manie de mettre la tête au-dessus du ventre, simplement parce que la tête est placée sur le ventre. Vous voyez la connerie. Quand même l’on sait que dans la pratique de l’existence, c’est les couilles et le ventre qui bougent avant tout le reste. »
L’habileté de la construction élaborée par Bernard Magnier tient aux points de convergence que sont ces moments où les deux acteurs se font face et se voient pour interpréter des morceaux de l’œuvre : une simple veste agrémentée d’une cravate, un long manteau rapidement passés marquent l’entrée dans ces extraits, de même que l’inscription d’un titre sur l’écran, ou encore l’audition d’une vivace musique typiquement africaine. Je retiendrai plus particulièrement ce morceau de bravoure tiré de la pièce Qui a mangé Madame d’Avoine Bergotha ? dans lequel, s’adressant, sur une île — imaginaire ? — à ce dictateur Walante, métis de souche anglaise qui décrète « la fin de l’indépendance et le début de la dépendance », les deux hommes n’hésitent pas, pour le conspuer, à psalmodier en chœur un langage scatologique que l’on qualifierait ordinairement de grossier, et qui n’est pas sans évoquer Rabelais. On sait que Sony Labou Tansi a volontiers développé le thème de la révolte contre les nouveaux pouvoirs africains d’après les indépendances, révolte contre ces corrupteurs-corrompus qui s’intronisent volontiers « Guide Providentiel » d’un peuple martyrisé, et qu’il a choisi pour ce faire une langue adaptée à ce qu’il développe, une langue révolutionnaire : « J’écris en français parce que c’est dans cette langue-là que le peuple dont je témoigne a été violé, c’est dans cette langue que moi-même j’ai été violé… Et mes rapports avec la langue française sont des rapports de force majeure. »
Bernard Magnier a su dire beaucoup et fort en une pièce courte et brutale qui tire sa puissance de ce temps court mais plein, ou plain au sens de plain chant. Le spectateur est donc tenu de garder en éveil son ouïe, son regard et son esprit s’il veut déguster la substantifique moelle de ce texte dense où pas un mot ne semble superflu. Le metteur en scène, qui n’est autre que Hassan Kassi Kouyaté lui-même, a fort judicieusement joué sur la rapidité, la tension permanente, l’enthousiasme communicatif du conteur, évitant de cette façon le piège du didactisme et de la moralisation. C’est à un spectacle profondément humain que nous sommes conviés, et l’on y voit que pour bâtir une satire efficace Sony Labou Tansi a su mêler le tragique au risible. Aussi, parce que j’ai fait ce soir-là une découverte primordiale, et même si faute de références historiques suffisantes certains passages me sont restés obscurs, je dirai de Sony Labou Tansi, écrivain de nationalité « afro-humaine», qu’il fut et demeure un bel éveilleur de consciences, lui qui déclara : « Mon métier c’est celui d’homme, ma fonction celle de révolté » !
Janine Bailly, Fort-de-France le 16 janvier 2016