« Si vous saviez ce qu’il y a dans leur tête, vous les regarderiez différemment »

À propos de « Illumination(s) »

— Par Ahmed Madani —

illumination(s)_2

Un souvenir d’enfance m’a marqué, celui d’un homme mort, au corps criblé de balles et promené de village en village attaché sur la bâche d’un camion, les bras en croix. C’était en pleine guerre d’Algérie. J’avais cinq ans et les yeux de cet homme me fixaient, j’étais fasciné. Je me suis toujours demandé ce qu’il voulait me dire. Les soldats qui l’exhibaient dansaient et chantaient, ils avaient l’air de s’amuser beaucoup. La guerre était-elle donc amusante ? J’ai vécu longtemps avec ce cadavre en moi et il a fallu que l’année 2012 arrive, cinquante années après que la guerre se soit achevée pour que je parvienne à écrire ce que cet homme voulait me dire. Cet homme est sans doute une figure de mon père qui, comme beaucoup d’autres résistants a subi les violences de la torture dont il n’a jamais dit un mot.

J’ai depuis de nombreuses années le désir de raconter cette part tue de mon histoire familiale. Il m’a semblé judicieux de ne pas la confier à des acteurs professionnels mais de la partager avec des jeunes hommes qui ont grandi dans la cité du Val Fourré à Mantes-la- Jolie, ville où ma famille est arrivée en 1959. L’histoire de ces jeunes gens est directement liée à la mienne, ils sont à la fois mes petits frères et mes enfants. Cette filiation historique si elle est évidente pour les chercheurs en géopolitique, l’est beaucoup moins pour mes interprètes. Le passé colonial au même titre que les guerres napoléoniennes font partie de l’histoire de France. Ces jeunes qui sont tous Français doivent admettre que cette histoire est aussi la leur. J’ai concrétisé ce paradoxe sur le plateau en décidant de leur faire incarner les jeunes appelés du contingent qui dansaient autour de ce cadavre, j’ai fait de lui un père dont le fils devient un travailleur immigré. Ce second jeune homme a été recruté par les « chasseurs de mains » et a participé à l’essor économique de la France. Un jour, il s’est installé au Val Fourré, une cité qui a été conçue en 1959 et dont l’édification s’est poursuivie jusqu’au milieu des années 70. Au gré des années, la mixité sociale y est devenue de plus en plus restreinte et son appellation, comme celle des autres quartiers similaires a évolué : Grand ensemble, Banlieue, Quartier difficile, Quartier sensible, Zone urbaine sensible. En même temps que se mettait en place ce schisme urbain, la crise économique a engendré des difficultés sociales si aiguës qu’elles sont devenues le principal obstacle à l’intégration dans la Nation de toute une partie de la jeunesse de ce quartier. La détresse de cette jeunesse a pris la forme d’une résignation désespérante qui les empêche de se réaliser et de s’exprimer. Comment ces jeunes sont-ils à l’intérieur, quelles douleurs les traversent, quelles histoires les ont façonnés ? Que cachent-ils sous, le masque de leurs tenues et attitudes devenues quasiment folkloriques ? Les chiffres des statistiques, les études sociologiques, les rapports de police ne peuvent percer le secret de l’intimité d’une vie.

  Écouter pour mieux voir, mieux comprendre et à partir de là raconter des histoires. Ces interprètes ont aimé se raconter, être écoutés, communiquer, échanger. En vérité, ils sont faits de lumière, mais on ne le voit pas, ils paraissent toujours sombres, noirs ou d’un blanc qui n’est pas tout à fait blanc. Pourtant ils brillent comme des étoiles dans la nuit. Ils vibrent, ils vivent, ils rient, ils pleurent. Si vous saviez ce qu’il y a dans leur tête, vous les regarderiez différemment. Mais pour cela, il faudrait leur ouvrir la tête et aller y faire une expédition, comme dans le temps où les explorateurs partaient à l’aventure découvrir les terres de leurs ancêtres. C’est ce que j’ai tenté de faire avec cette aventure rare et passionnante.

Mon écriture se nourrit de la matière humaine et du bruissement de la vie. En évoquant mon passé, j’ai appréhendé les distorsions de notre présent et j’espère avoir jeté des ponts vers l’avenir. Mes héros sont trois jeunes hommes vivant à trois époques différentes qui se retrouvent par-delà la vie et la mort. Ils portent le même nom : Lakhdar, qui veut dire vert, ils symbolisent l’espoir. C’est avec de vrais experts de la jeunesse : les jeunes eux-mêmes que j’ai choisi de faire ce voyage au pays des zones sensibles de ma mémoire. Nicolas Clauss, plasticien m’a accompagné dans cette réflexion et dans cette recherche, son installation vidéo immersive est un acte poétique d’une grande puissance. Il s’est lui-même immergé dans la création de ces illumination(s) en y apportant un contrepoint visuel d’une extrême densité et en prolongeant notre récit par le silence poignant de ses images. Je n’ai rien inventé, tout était déjà là, dans ces corps, dans ces visages, dans ces souvenirs dont je me suis enfin libéré. Au théâtre, il faut juste faire un pas pour passer de l’autre côté du miroir, c’est en cet endroit que j’ai mené ma troupe de « mauvais garçons » car en cet endroit chacun peut voir que dans leur veine ne coule pas un sang impur, mais le sang de la jeunesse, celui de la vie et de l’avenir.
Ahmed Madani