Lettre ouverte aux intellectuels de la Guadeloupe
— Par Alex LOLLIA, Professeur de philosophie, membre fondateur de la Centrale des Travailleurs Unis. —
Mesdames, Messieurs,
Honorables intellectuels,
Vous n’avez reçu de mandat de personne et le statut dont vous bénéficiez ne vous a été accordé par aucune autorité officielle. Vous êtes, donc, les plus démunis des hommes. Mais, vous êtes aussi les mieux armés puisque le souci de la liberté, de la clarté, de la rigueur et de l’honnêteté intellectuelle constitue, en principe, votre marque distinctive.
Je prends, alors, le risque de m’adresser à vous.
Je suis préoccupé par la résurgence, dans la vie publique guadeloupéenne, de propos ouvertement racistes sans que ceux-ci provoquent l’indignation du pays tout entier.
§Hier, la Responsable des Ressources Humaines de la Maison Départementale de l’Enfance, en pleine réunion, s’est permis de lancer au visage des cadres de l’établissement « l’omni-niant crachat », remettant en cause le bien-fondé de l’abolition de l’esclavage. Sans vergogne, elle a prétendu vouloir « mettre de l’ordre » dans la Fonction Publique Hospitalière, comparée ici à une république bananière. Les représentants du Conseil Général en sont informés. J’attends, avec une certaine impatience, les mesures appropriées qu’ils ne sauraient manquer de prendre.
§ Le 5 décembre, ce sont deux salariés de l’ex-Carrefour Milénis qui vont devoir se présenter devant le Tribunal de Grande Instance de Point-à-Pitre pour avoir distribué un tract dans lequel est écrit : « la famille Despointes a bâti toute sa fortune sur la traite négrière, l’économie de plantation et l’esclavage du salariat ». Jean et Martin Huygues Despointes demandent au tribunal de condamner ces deux salariés à 50.000 euros pour chacun au titre de dommages et intérêts et à 5.000 euros au titre des frais engagés.
Il n’est pas utile de vous préciser que les salariés poursuivis ne sont d’aucune loge maçonnique qui pourrait les protéger de ses bras tentaculaires. Ils sont simplement militants d’un syndicat ouvrier : la C.G.T.G.
Ainsi, de manière curieuse et scandaleuse, l’histoire est revisitée. Les héritiers de la barbarie esclavagiste réclament de l’argent. Pourtant, quelque soit leur appartenance ethnique, n’avaient-ils pas déjà été « dédommagés » en 1848, lorsqu’à l’abolition de l’esclavage ils ont été privés du service de leur « bétail humain » ? Encore une fois, ce sont les victimes qui doivent se présenter devant un tribunal pour se justifier de ne pas savoir taire la vérité historique, économique et sociale.
Permettez-moi, honorables intellectuels, de m’adresser à vous sur un mode franc et direct : il y a beaucoup de manières de perdre son honneur. L’une d’elles serait de garder le silence quand un procès inique est intenté à des militants salariés et à leur syndicat. Tout au long de votre parcours d’intellectuels, vous avez rédigé des thèses de grande ambition destinées à un cercle étroit. Sauriez-vous, aujourd’hui, vous adresser à un public plus large ?
Vous ne pouvez ignorer que l’opinion attache plus de poids à votre parole qu’à celle de deux commerçants affairistes dont l’idéal de vie se résume à acheter et à revendre pour amasser des fortunes.
Vous aurez compris que ce n’est pas la personne de Jean ou de Martin Huygues Despointes qui importe. Notre devoir consiste également à tordre le cou à toute idéologie racialoïde, forcément démagogique, à toute propagande noiriste, profondément obscurantiste. Il faut refuser de céder à la tentation de remplacer une mystification par une autre. Ce qui importe, donc, ce sont les questions que je pourrais formuler en ces termes :
Ø Sous quelles conditions politiques, sociologiques et morales, dans un pays ayant connu deux siècles d’esclavage, un bénéficiaire de ce crime contre l’humanité, peut-il s’estimer autorisé à porter plainte contre ceux qui lui rappellent la macabre histoire et l’ignoble actualité ?
Ø Comment un magistrat, fonctionnaire assermenté de la République Française, peut-il concevoir un seul instant que cette plainte est recevable et digne d’être examinée par un Tribunal de Grande Instance ?
Il faut bien admettre que la magistrature, dans ce pays, pour qu’elle agisse de la sorte, se trouve privée de tout sentiment de responsabilité et de pudeur. Il faut bien admettre que le magistrat nourrit un fantastique mépris de son métier, de l’opinion et de lui-même pour prétendre que les deux syndicalistes doivent être jugés. Naguère, ce genre d’individus faisait carrière dans d’autres trafics. Ils évitaient de se mêler des questions de justice ; justice pour laquelle nous nous faisons la plus haute idée.
Honorables intellectuels !
Ce dont nous sommes responsables, ce n’est pas de la vérité éternelle des Mathématiques, de l’Astrophysique ou de la Métaphysique. Ce dont nous sommes responsables, c’est de la présence effective de la vérité historique dans et pour le monde dans lequel nous vivons. C’est cette vérité que veut ruiner le procès intenté aux militants de la C.G.T.G.
Ne pas se dresser contre cette imposture, ne pas la dénoncer publiquement, c’est se rendre co-responsable de son éventuelle victoire. On ne ruse pas, on ne truque pas, on ne triche pas avec l’histoire.
Quand on se mure dans le silence, c’est déjà un suicide moral, un suicide politique,
un suicide tout court.
Je sais qu’un alibi, fort commode, a été forgé pour justifier que l’on puisse concéder indulgence et absolution aux juges qui garantissent la pérennité de l’injustice. « Le Tribunal doit pouvoir délibérer dans la plus grande sérénité » nous dit-on.
Hélas ! Cette complaisante astuce, ce bavardage saumâtre, ne peut être éternellement de mise.
Pour ce qui me concerne, je préfère me fier à la sagesse de Jean de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir ».
J’ai la conviction que l’une des qualités premières de l’intellectuel, c’est le courage physique. C’est en toute lucidité, et à ses risques et périls, qu’il se jette dans le feu de l’action. Vous le savez : « Chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi ».
Il convient, donc, de fermer la voie à l’entreprise de falsification de l’histoire dont le dessein essentiel reste l’expression des plus vieilles pulsions racistes.
C’est ici que votre fonction d’intellectuel devient importante, non parce qu’elle est facile, mais précisément parce que vous avez la passion des causes difficiles : ne pas vous faire complices d’un pouvoir oppresseur, ne pas vous situer dans l’ordre des acquiescements et des aménagements, des continuations et des conservations ; être à l’initiative d’un ordre de créations et de fondations, de refus et de rébellions.
La Guadeloupe a déjà vu naitre des hommes parmi les plus courageux : des syndicalistes qui n’ont pas hésité à prendre la direction de la prison, des dissidents qui se sont soulevés contre le régime de Vichy, un prêtre qui, au nom de la justice, a engagé deux réelles grèves de la faim, des intellectuels exilés par l’ordonnance de 1960…
Assurer la relève est une tâche à la fois éthique et politique. Ce qui trop longtemps, bâillonné, trop systématiquement refoulé, doit finir par s’exprimer. Les évidences officielles et l’histoire instituée finiront par se défaire. Sous cette croûte desséchée remonteront de la mémoire les paroles enfouies et les vérités étouffées.
Honorables intellectuels !
Les damnés de la Terre, assurément, se sentiraient moins seuls si un seul d’entre vous, indigné par les noces barbares de l’injustice et de la finance, se levait pour proclamer :
« Je ne suis pas d’accord !»
Alex LOLLIA, Professeur de philosophie, membre fondateur de la Centrale des Travailleurs Unis