Spectacle créé le 17/7/2018 au Festival d’Avignon. L’autre scène du grand Avignon, Vedène
— Par Michèle Bigot —
Êtes-vous prêts pour le grand chambardement? Résisterez-vous à un nouveau séisme? Voilà la question à laquelle vous allez devoir vous confronter, psychiquement et physiquement, si vous voulez participer à cette grande cérémonie des corps et des esprits qu’est un spectacle de Phia Ménard. Vous me direz que vous êtes maintenant habitués aux spectacles extrêmes, depuis que vous avez assisté aux représentations d’Angelica Lidell et à celles d’Emma Dante. Et vous êtes avertis que désormais, ce n’est plus au cinéma mais au théâtre que vous allez vivre des émotions inédites, trouver des formes nouvelles et des audaces inouïes. Si c’est là ce que vous recherchez et que vous êtes fatigués des spectacles-divertissement qui nourrissent les idées reçues et ne dérangent personne, bienvenue chez Phia Ménard. Ça va dé-ménager! Ne ménager personne et surtout pas ceux qui se sont installés à l’aise dans le patriarcat!
Car c’est bien d’une révolte généralisée contre le patriarcat qu’il s’agit. C’est fort, c’est dramatique et c’est drôle. Ce n’est pas un hasard si cette subversion des valeurs machistes nous vient de Phia Ménard. Pourquoi? Parce qu’elle a vécu ce bouleversement dans son corps et dans tout son être. Ce n’est pas pour elle une question théorique mais une expérience vécue. Elle est née dans un corps d’homme en s’y sentant parfaitement étrangère et va muer dans un corps de femme en 2008, à l’âge de 37 ans. Elle a eu le temps de connaître de l’intérieur la posture virile, d’en éprouver la tyrannie. Mais aujourd’hui, ce qu’elle expérimente c’est d’être une femme, autant dire de vivre dans la peau d’une proie.
Donc ce qu’elle propose, ce n’est pas une révolution, non, hélas toutes les révolutions ont laissé en place le système d’oppression le plus vieux et le plus universel, le patriarcat. C’est comme si le mot révolution était à entendre au sens littéral, comme quand il s’agit de la révolution iranienne, entendons par là un retour au point de départ. La pouvoir le plus fondamental n’a jamais changé: tous les systèmes l’ont laissé en place, voire revigoré, dans le cas des systèmes totalitaires. Le néolibéralisme sauvage que nous connaissons aujourd’hui nous en propose juste la version aliénée: il y a aliénation quand le système d’oppression est intériorisé par les dominées qui contribuent même à en corroborer et à en légitimer l’existence, comme nous le montre le spectacle « Mama » de Ahmed El Attar ( Festival d’Avignon, Gymnase du Lycée Aubanel). En Égypte, comme dans tout le pourtour méditerranéen, le patriarcat a subordonné les femmes dans la sphère familiale, occasionnant des situations de tension extrême dans la famille transformée en étouffoir doucereux. Le matriarcat y singe les mécanismes du patriarcat de manière caricaturale dans une hypocrisie consommée. Ce qu’on propose aux filles aujourd’hui c’est de mimer les hommes, de fumer comme eux, de boire, de manier l’insulte, d’imiter la gestuelle et les vociférations virilistes, de devenir supporter de foot, quel formidable libération!:
Non, ce que propose Phia Ménard, c’est un séisme, une révolte tous azimuts, des corps, des esprits et des cadres. Devant quelques milliers de spectateurs étouffant dans la chaleur de la salle de spectacle, elle descend les gradins et s’avance, seule devant le rideau de scène. Silence, silence pesant, sa silhouette, son costume, sa coiffure et sa gestuelle, tout est déjà théâtre. Elle fait durer le silence jusqu’au malaise, nous considérant tour à tour d’un regard ironique, espiègle, dramatique. Puis elle lâche une de ces insultes misogynes qu’entendent régulièrement les femmes tout au long de leur vie.
Alors le rideau s’ouvre sur sept corps de femmes nues dans la pénombre, couchées au sol jambes écartées comme sept grosses araignées. Le plafond au-dessus de leur tête est si bas qu’elles ne peuvent pas se redresser. Le premier tableau est une allégorie de la domination dans laquelle le corps des femmes est soumis au supplice de l’enfermement. Chaque fois qu’elles font mine de se redresser la plafond s’abaisse sur elle pour étouffer toute velléité de révolte.
Les tabeaux vont se succéder, articulés entre eux par une musique électro agressive saturant l’espace sonore, comme les cloisons resserrent l’espace physique. Mais voilà que peu à peu les femmes se libèrent de leurs liens,se livrent à des rites iniatiques, se travestissent en hommes pour en dénoncer les gestes, les postures et les rituels, jusqu’à ce que le cadre d’enfermement cède dans un séisme généralisé qui ronge les parois, fait pourrir les murs, abat les plafonds. C’est une apocalypse d’où les corps féminins surgissent fatigués mais victorieux.
Voilà, dans tout cela, pas un mot ne sera prononcé, à l’exception de l’insulte proférée au prologue par l’auteure elle-même.
C’est toute une symbolique des corps, des couleurs, des lumières, des gestes qui est en charge de la signification. L’ambiance est celle d’une transe, à l’image des pratiques rituelles des Hauka que rapporte Jean Rouch du Ghana dans « Les Maîtres fous » (1955). Phia Ménard s’est formée à la jonglerie, au jeu d’acteur et à la danse avant de fonder en 1998 sa compagnie « Non Nova » (sed nove) (comprendre: » rien de nouveau, mais d’une manière nouvelle »). Rien d’étonnant donc si le spectacle qu’elle propose est une vaste chorégraphie. Les frontières de genre étant en train de vaciller, c’est vrai aussi pour les genres du spectacle vivant, où la danse se noue intimement au théâtre, quand ce n’est pas la vidéo qui prend le dessus, comme chez J. Gosselin. Force est de constater que la danse sert beaucoup mieux la symbolique du plateau que la vidéo, parce qu’elle impose présence des corps, mouvement, jeu d’espace et gestuelle, qui sont le matériau même du langage théâtral.
Michèle Bigot