— Par Serge Romana —
-Tribune- Ma soeur, car nous le sommes par nos parents qui ont souffert de l’esclavage, j’ai lu attentivement la lettre que tu as adressée au Président Hollande et il me vient ces quelques réflexions et une invitation.
Le constat est clair et me semble juste :
1) le Président Hollande, en déclarant le 27 janvier 2015, au mémorial de la Shoah, que « la Shoah est le plus grand crime le plus grand génocide jamais commis » hiérarchise les crimes contre l’Humanité et participe lui aussi à la concurrence des mémoires. C’est désolant et regrettable. Cela entretient chez nous le ressentiment et arme les extrémistes.
2) On parle plus des victimes de la Shoah que de celles de l’esclavage colonial et cela nous fait mal ?
Pourquoi ?
Peut-être parce que la Shoah s’est déroulée au milieu du 20e siècle et que le souvenir de ce génocide est encore prégnant en France ?
Peut-être parce qu’il existe toujours des survivants pour raconter Auschwitz ?
Peut-être parce qu‘Auschwitz est vivant, que l’on peut voir les valises, les cheveux, les jouets des personnes gazées et que nos moulins sont en ruine ?
Peut-être parce qu’aujourd’hui encore, on tue en France des Juifs parce qu’ils sont juifs et que certains trouvent cela plus ou moins normal et incitent à le faire ?
Peut-être que de ce fait, aujourd’hui, les Français d’origine juive ont peur d’être tués parce qu’ils sont juifs (les écoles, les synagogues sont protégées par l’armée !) ?
Peut-être aussi parce que, dans le ghetto de Varsovie, des Juifs marquaient et cachaient les noms de ceux qui allaient être éliminés, constituant ainsi les premiers éléments de la mémoire de ce génocide ?
Peut-être parce que les Juifs de France dès la fin de la guerre ont constitué les bases du mémorial de la Shoah à Paris, dans lequel les enfants de survivants venaient retrouver les traces de leurs parents ?
Peut-être parce que les Juifs de France se sont battus pendant 40 ans pour que la mémoire des victimes de la Shoah soit reconnue et honorée. En effet, cette mémoire est restée, jusqu’au procès de Klaus Barbie le 11 mai 1987, refoulée, cachée, opprimée, par celle des résistants, la seule qui était à cette époque honorée.
Peut-être parce que nous sommes aujourd’hui plus de 120 millions de descendants d’esclaves (pour 15 millions d’Africains déportés aux Amériques) sur cette terre et qu’il n’y pas un seul survivant des chambres à gaz ?
Peut-être aussi parce que nous attendons (ou parfois, quémandons) de la reconnaissance de ceux que nous considérons inconsciemment toujours comme les maitres ?
Peut-être parce que nous ne considérons pas nos aïeux esclaves comme des parents qu’il faut absolument honorer. Combien de poèmes, de chansons leur avons-nous dédiés ? Combien de fois nous disons qu’il faut laisser cette histoire derrière nous ? Ne disons-nous pas, en créole, Yè sé on kouyon, dèmen sé on tèbè ?
Peut-être parce que nous ne voyons pas nos aïeux esclaves dans nos vies de tous les jours, dans nos comportements, nos agissements, nos tempéraments ?
Peut-être parce que, de ce fait, nous tuons leur mémoire tous les jours ?
Peut-être parce que certains considèrent que nous sommes l’avenir du Monde ? Si cela est vrai, il n’y a qu’à attendre, les beaux jours arriveront ?
Peut-être parce que lorsqu’il y a des manifestations contre le racisme colonial, nous sommes aux abonnés absents, comme ce fut le cas le 30 novembre 2013, lors de la marche contre les paroles racistes anti-Taubira ?
Peut-être parce qu’il n’y a pas en Guadeloupe et en Martinique de jour pour les honorer ? En effet, les 22 et 27 mai sont toujours des jours de « commémoration de l’abolition de l’esclavage » et ne sont pas dédiés à la mémoire de nos aïeux victimes de l’esclavage !
Peut-être enfin parce que… les humains ne respectent pas ceux qui n’honorent pas leurs aïeux !
J’ai la certitude que l’issue est en nous. Elle est dans le regard que nous portons sur nos aïeux et de ce fait, sur nous-mêmes. Nous ne supportons que de les voir en combattants, alors qu’ils étaient de simples gens, cherchant à vivre comme ils le pouvaient.
L’issue est de comprendre que nous sommes des enfants de survivants qu’il faut aimer pour ce qu’ils sont en particulier, pour la formidable énergie de vie qu’ils nous ont laissée et cela suffit…
Alors, ma soeur, je t‘invite à sortir de ta colère, car le chemin n’est pas l’autre, mais toi, moi, nous, nos aïeux .
Je t’invite à retrouver celle ou celui (peut être Marie-Ursule, esclave sur l’habitation Petite-Plaine, nommée Ursule après 1848) qui a su garder la vie pour que tu sois ce que tu es aujourd’hui, à l’aimer et à transmettre cette affection à ta descendance. Nous pouvons t’y aider !
Je sais que tu seras le 10 mai, journée commémorant l’abolition de l’esclavage, à l’inauguration du plus grand centre mondial dédié à la mémoire de la Traite négrière et de l’esclavage, le mémorial ACTe. Notre pays sera alors la capitale des descendants d’esclaves.
Je rêve que tu sois avec nous le 23 mai, le jour dédié à leur mémoire qui est la seule chose capable de nous réunir.
Je rêve que nous soyons des dizaines de milliers à Pointe — Pitre, à Fort-de-France et Paris, les 27, 22 et 23 mai pour les honorer, pou nou pé sa voyé Limyè ba yo !
Ce jour-là, avec toi, nous continuerons la marche vers notre émancipation !
Ce jour-là, nous serons respectés et nous n’aurons même pas besoin de demander des paroles bienveillantes ou compatissantes du Président de tous les Français. L’évidence s’imposera !
Très cordialement
Serge Romana
Président du CM98
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