— Par Janine Bailly —
Pour clore en beauté la programmation à l’Atrium de « Regards sur la Caraïbe », Steve Zébina nous a fait cadeau, ce mardi 28 avril, d’un film trinidadien : « Art Connect », superbe documentaire de Miquel Galofré, réalisateur de talent né à Barcelone en 1970, déjà plusieurs fois primé, qui a mené en parallèle la réalisation de cette œuvre sur un groupe de jeunes trinidadiens et un reportage sur une prison à sécurité maximale de la Jamaïque. Il justifie le lien qui unit ces deux projets : « Il est apparu que tous les “criminels” ont été victimes quand ils étaient enfants ».Récompensé au festival de Trinidad et Tobago 2014, « Art Connect » vient d’être à juste titre sacré meilleur documentaire au 21ème FEMI de la Guadeloupe.
Nous sommes à Port of Spain, dans le quartier sensible de Laventille, là où progressent trop vite la pauvreté et ses corollaires, violence et criminalité, présence de la drogue et du viol. Une école secondaire décide de parrainer un programme éducatif original afin de rendre aux adolescents de ce quartier la possibilité de vivre autre chose qu’un quotidien à haut risque, dominé par la peur, le manque de confiance en soi, la perte de tout espoir quand l’horizon vous est fermé. « Je n’ai rien pour être heureuse », dit une jolie fillette aux grands yeux, âgée de douze ans seulement !
Le projet s’adresse à des adolescents de 13 à 17 ans, souvent issus de foyers brisés, et qui allient à l’innocence de leur âge la maturité et la gravité de ceux que la vie a trop tôt éprouvés. Pourtant, comme ils sont lumineux, éloquents jusque dans leurs silences, pleins de force vitale, et prêts à s’ouvrir aux autres et au monde ! Les plans d’une grande beauté sur les visages, qu’ils soient en rires sourires ou larmes, ne peuvent nous laisser indifférents, et très vite nous adhérons à l’expérience dont Galofré nous fait témoins.
Le projet comporte trois ateliers. Tout d’abord, sous la direction de l’artiste urbain Wendell Mc Shine, le groupe entreprend de peindre une grande fresque murale, dans laquelle chacun s’exprime à sa guise, cherchant au profond de soi ce qu’il ne saurait ou n’oserait dire autrement. Et puis, « tous ceux qui passent devant le mur peuvent admirer les dessins », et qu’importe si quelques bad boys se moquent, bien à l’abri dans l’habitacle de leur voiture ! On n’en a cure et l’on préfère danser devant la fresque ! C’est ainsi que tout a commencé, et c’est pourquoi le film porte le nom du projet de Wendell Mc Shine,
Mais il faut aussi délier les langues pour permettre l’accès à une véritable parole et à l’échange avec l’autre, car seul celui qui possède les mots peut conquérir son entière liberté. C’est alors qu’interviennent les musiciens du Collectif Freetown, joignant l’apprentissage du rythme à celui de la rime et des sons, de sorte que se crée une chanson originale où chacun à sa façon parlera d’amour. « Il faut réveiller la musique qui est en vous », dit l’un des intervenants, « J’ai déjà réveillé ma musique », rétorque aussitôt l’un des garçons. Et que d’étoiles dans les yeux de tous, les timides autant que les audacieux, le jour où comme des « pros », on réalisera l’enregistrement dans le meilleur studio de la ville !
Enfin, le troisième atelier, animé par deux danseurs de la Company Chameleon Dance Theatre de Londres, sera celui de l’épanouissement des corps, tant il est vrai que le corps a son propre langage, et que la sérénité ne peut s’atteindre que si l’on se sent bien dans son enveloppe de peau. Si certains possèdent en eux une grâce innée, d’autres ont plus de peine à dominer les pas de la danse, à tel point que, butant sur une figure qui se refuse, une des filles, se croyant inapte, laisse couler des larmes de déception. Mais peu à peu les membres se délient, les mouvements s’allègent et se dénouent, les chorégraphies se mettent en place, et la créativité en ce domaine est étonnante. Les corps s’effleurent, se rapprochent, s’éloignent, s’étreignent puis se repoussent, en douceur ou en force. On apprend à agir avec l’autre et à le respecter, car on ne danse pas seul, mais tantôt en duo, tantôt en trio… ou en groupe entier. Persévérance et travail assidu assureront la réussite d’un spectacle particulièrement abouti, et non dénué d’humour.
Enfin, munis de caméras GoPro, les adolescents filment des moments de leur vie personnelle hors de l’école, nous permettant d’entrer dans leur intimité et d’accéder à un pan du monde extérieur dans lequel ils évoluent et qu’ils acceptent de nous dévoiler. On découvre que, faisant fi des difficultés matérielles de leurs familles, ils sont semblables à tous les enfants du monde : l’une chante et danse devant sa glace, l’autre participe aux travaux ménagers, et celle-ci se plaint de mourir d’ennui…
Le documentaire est complété par des moments de confidence, où les jeunes acteurs du programme se livrent à cœur ouvert, dévoilant à la caméra de Miquel Galofré leurs peurs et leurs espoirs, leurs moments difficiles comme leurs moments de bonheur. Tous reconnaissent que participer à cette expérience a profondément changé leur vie : ils ne sont plus ceux qui subissent, mais sont devenus ceux qui agissent, et le spectateur reste stupéfait par la façon si belle et si forte dont ils s’expriment, nouveaux maîtres de leurs mots et de leur vie. Ainsi, la reconquête d’une dignité perdue est en filigrane, chez ce garçon noir par exemple qui, avec beaucoup de délicatesse, dit à son animateur à la peau claire que la domination des blancs lui est trop lourde : « On ne nous montre que des films avec des blancs. »
On l’aura deviné, le documentaire se fait ici œuvre engagée au service des plus démunis. Il montre comment la création artistique, dessin, peinture, musique, poésie et danse, peuvent transformer une vie, changer le cours d’un destin qui semblait écrit d’avance, donner aux jeunes les moyens de s’exprimer et de trouver la place qui leur est due dans un monde trop souvent impitoyable.
Et c’est sous les applaudissements nourris d’un public conquis que défile sur l’écran le générique de fin.
Janine Bailly, Fort-de-France, 29 avril 2015.
