— Par Michèle Bigot —
Théâtre des Halles, Avignon,
Ô vous, frères humains,
Adaptation théâtrale et mise en scène, A.Timar et Danielle Paume,
Avec : Paul Camus, Gilbert Laumord, Issam Rachyq-Ahrad,
Festival d’Avignon, théâtre des Halles, du 5 au 27 Juillet 2014
Revoici Albert Cohen, et son dernier texte revisité par A. Timar et D. Paume. C’est bien d’une adaptation qu’il s’agit, d’une juste adaptation au temps présent. Allégé de l’invocation lyrique au peuple juif, le texte ne perd aucunement sa force mais gagne une dimension universelle. Il est retravaillé, aménagé pour la scène : cette adaptation implique coupures, déplacements, choix et mise en relief. La structure dramatique requiert davantage de distance vis à vis de la linéarité. Des effets de rythme, de découpage, de changement de plan, de silence, d’intermèdes musicaux travaillent le texte dans le sens d’une profondeur inédite.
En outre, la mise en espace, l’incarnation dans le jeu des acteurs, le support du décor et de la lumière, les jeux de couleurs, le soulignement musical s’accompagnent ici d’une véritable interprétation contemporaine du texte. Texte vivant s’il en est, qui libère toute sa force grâce à cette lecture nouvelle. A. Timar et D. Paume ont puisé dans le texte de Cohen son essence universelle et ils l’actualisent dans la même démarche. Et c’est par le truchement d’un jeu polyphonique qu’ils confèrent au texte sa puissance d’évocation : le narrateur-personnage se divise en trois rôles , supportés par trois acteurs, Paul Camus, Gilbert Laumord et Issam Rachyq-Ahrad. Et ces trois acteurs figurent l’heureuse trinité qui porte la voix de la France aujourd’hui (black, blanc, beur). À eux trois, ils incarnent une seul personnage, un enfant aux multiples visages. Chacun lui apporte une voix propre, un regard unique ( le spectateur est envoûté et comme traversé par le regard perçant, malicieux et tendre de Gilbert Laumord), une gestuelle singulière.
Dans son juste dépouillement, le décor se réduit à un mur dont les parois mobiles symbolisent la clôture d’une chambre d’enfant ou au contraire, les murs de la ville qui séparent et isolent.
Quand on est montré du doigt, désigné comme le coupable universel, le méchant , le maudit, bref le « sale youpin », du haut de ses dix ans, on s’effondre et les murs croulent avec. On est alors « dos au mur » et les murs, il n’y a plus qu’à les raser. D’où ce thème du mur et de l’errance qui parcourent le texte et que décor et mouvements restituent justement.
Un mur, ça figure l’intimité fraîche et naïve de la chambre d’enfant, mais ça peut devenir aussi l’hideuse muraille porteuse des graffiti tueurs comme « mort aux juifs ».
Alors l’enfant s’effondre brutalement, il chute de l’ univers douillet de sa chambre d’enfant idéaliste à la brutalité d’un monde sans pitié, où se déchaîne la haine des bien-pensants, les heureux dans leur ignominie, camelots, officiers ou fonctionnaires, chanceux en liesse, unis dans la même haine de l’étranger, du juif alors, de l’arabe ou du Rom aujourd’hui, toujours l’autre et même l’autre de l’autre, si c’est possible.
Désormais l’enfant erre, le dos courbé « lourd de sa naissance », « accablée sangsue du pauvre monde », « mauvais comme la gale », « monotone excommunié ». Ici plus de fée Viviane, plus de glorieuse et sublime France, mais la haine bien recuite des « gentils » français qui moisissent dans leur suffisance, les nantis, les chanceux, les bien-pensants qui ont « l’amour d’autrui » plein la bouche mais qui crachent la haine sans vergogne.
Alors Cohen, l’homme-enfant leur dit : « contentez-vous de ne pas haïr, vous aurez déjà fait beaucoup ».
Cette joie enfantine qui se mue en errance de chien galeux vomi par la foule, les comédiens l’inscrivent dans leur corps, tout à tour dansant l’exultation enfantine ou mimant le geste désarticulé de l’enfant maudit, honni et honteux, traînant dans les rues sa carcasse de gamin de dix ans sans refuge, assommé de se découvrir « le juif », rasant les murs avec « un regard oblique, un regard de bête malade »
Quelle leçon , bonne pour les temps présent et futur A. Timar va-t-il puiser chez A. Cohen ? La vengeance ? Le pardon ??
Voici le mot de la fin : « Pardonner le véritable pardon, c’est savoir que l’offenseur est mon frère en la mort, un futur agonisant qui connaîtra les horreurs de la vallée des épouvantements, et déjà il mérite pitié et tendresse de pitié »
Albert Cohen et la question de l’identité nationale
Michèle Bigot
Instituer une identité, titre ou stigmate (« tu n’es qu’un… »), c’est imposer un nom, « c’est-à-dire une essence sociale », qui dicte, impose ce qu’on doit être. Il s’agit d’un acte de communication particulier, un acte de nomination qui porte en lui « un jugement d’attribution sociale qui assigne à celui qui en est l’objet tout ce qui est inscrit dans une définition sociale ». Ils ont donc tendance à enfermer les personnes consacrées ou stigmatisées dans les limites de l’identité et de la compétence qui leur sont attribuées.
P. Bourdieu, « Ce que parler veut dire »
Albert Cohen est né en 1895 à Corfou où il a vécu sa petite enfance, pour émigrer avec ses parents à Marseille alors qu’il avait cinq ans. Sa vie en France commence donc avec le nouveau siècle, et il va en connaître les affres. Jusque 1913 il fait ses études dans une école privée catholique puis au lycée Thiers, où il aura pour condisciple Marcel Pagnol. Deux textes évoquent précisément cette petite enfance et ce qu’elle doit à l’amour maternel et à la culture française, « Le Livre de ma mère » publié en 1954 et son dernier texte littéraire, véritable testament , « Ô vous , frères humains » publié en 1972. En 1914 il quitte Marseille pour Genève avec ses parents. Sa prime éducation se fait donc en français, et il baigne avec bonheur dans cette langue française, il l’a dans l’oreille, certes dans sa version méridionale, mais il est également imprégné de l’écrit littéraire qui sera le support et le matériau de sa future création.
L’ensemble de son œuvre présente la particularité d’être à la croisée des chemins entre fiction et autobiographie, l ‘auteur étant personnellement représenté par son héros Solal. La fiction aura permis de faire vivre ce clivage du sujet entre deux sphères culturelles, l’une représentée théâtralement par la patrie française, et l’autre vécue intimement en symbiose avec la communauté juive. C’est dans ce rapport entre une extériorité publique, manifestée par les signes littéraires et politiques et une intériorité familiale, privée, exprimée par des signes sociaux, habitus, hexis, que se joue la dualité de son être.
Mais un texte présente l’événement inaugural, celui qui consacre la fracture dans l’être ; cet événement traumatique par lequel un enfant est tout à la fois rejeté de la communauté dont il se croyait membre et précipité dans une identité nouvelle, prend la forme de l’injure raciste. L’événement, un « grand malheur solitaire », celui que l’enfant subit sans être en mesure de le comprendre, se déroule comme une scène de théâtre : elle en a le décor, le public, le partage dramatique des rôles, d’un côté l’enfant, la victime tragique, de l’autre le monstre impitoyable au beau parler, au rictus féroce , aux yeux bleus et à la fine moustache : « son sourire venait de découvrir deux longues canines, et un paquet de sang afflua sous ma poitrine. À hauteur du sternum , avec le choc d’un coup contre ma gorge. ».
La scène, comme un baptême inversé, tient toute entière dans la profération de l’injure raciste : « sale youpin ». Les autres mots ne sont qu’arguments accessoires. L’essentiel c’est la nomination performative : l’injure est un acte de nomination dont l’auteur « produit à l’existence ce qu’il énonce », comme l’avait bien vu Benveniste. Le camelot, qui a autorité, pour autant que l’enfant la lui reconnaît puisqu’il l’admire en vertu de son bagou, son beau langage , non moins que les badauds qui l’entourent, énonce l’être et ce faisant, produit un changement dans l’être. L’enfant se découvre juif dans/par l’insulte, et endosse la honte et le qualificatif de « méchant » tout en le sachant faux. Une énigme grandit en lui et il compare cette propriété de méchanceté avec ce qu’il sait de lui et des siens : « C’est affreux, pensais-je, je suis un méchant sans le savoir, c’est peut-être comme ça, les méchants. J’avais le vertige. Alors mon père et ma mère étaient aussi des méchants sans le savoir ? »
En vertu de cet acte de nomination injurieux, l’enfant est inclus de force dans un groupe dont il n’avait pas même perçu l’existence, une communauté culturelle dont il ne savait pas être ; le voilà contraint dans une identité qui lui semble étrangère. En un mot le voilà nommé « juif », et cette nomination étrange est assortie de propriétés aussi blessantes qu’incongrues : « méchant, sale », dont la sentence, pour absurde qu’elle lui paraisse, lui paraît incontestable, voire fatale, comme une parole émanant de Dieu lui-même : « J’avais mal au milieu de ma poitrine et je détestais Dieu. Pourquoi cette méchanceté de faire les juifs méchants ? ». Telle est la force de l’autorité de parole émanant du camelot, pour autant que l’enfant reconnaisse cette voix comme légitime, ce dont il ne saurait douter en raison même de l’admiration première qui l’avait porté vers cet homme de rien. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de l’injure raciste qu’elle accorde crédit, autorité à ses auteurs. En tant qu’elle est reçue, elle est acceptée par ses victimes, elle reçoit reconnaissance et ses auteurs aussi sont reconnus comme légitimes. C’est peut-être même la seule reconnaissance sociale qu’ils peuvent escompter, ce qui explique en partie que plus les gens se sentent laissés pour compte plus ils ont l’injure raciste facile.
Mais le plus grand paradoxe, c’est qu’en vertu de cette injure raciste, l’enfant se sente rejeté de la communauté dont il croyait être le plus ardent défenseur, lui qui vouait à la patrie française un culte passionné. C’est le plus patriote des français qui vient d’être banni par ses concitoyens, celui qui aimait la France ou du moins l’idée de la France d’un amour sans partage. Et c’est bien d’une déité dont il était épris, avec une foi aussi exaltée que naïve, nourrie par la lecture des grands penseurs et poètes de la langue française. Car l’idée qu’il se faisait de la France était un idéal de tolérance, d’accueil, de libre pensée ; au total une France à vocation universelle, propriété de tous les hommes de raison. Rien ne pouvait laisser supposer qu’une telle communauté pouvait être vecteur d’exclusion. L’exclusion , c’est le contraire même de l’idée de France.
Or ce qu’il vient d’éprouver c’est la collision entre l’idéal et la réel. Il y a loin de l’idée de la France, généreuse et noble au petit peuple français , « les gentils français » , les braves gens mus par la haine, l’arrogance et la fatuité.
Sorti du cloître feutré de sa chambre, de sa bulle d’idéalité, l’enfant est précipité dans la foule des rues. C’est un exil et c’est une expulsion. Mais c’est aussi l’irruption précipitée dans une communauté de souffrance. L’enfant erre dans les rues, en perte de repère, le dos courbé sous le poids de la honte. Le voilà investi d’une de souffrance, qu’il prend en charge involontairement, mais totalement.
Nomination, l’injure est aussi un acte d’intronisation, une parole d’institution, comme le serait un baptême, en vertu de la force performative de sa profération. Par elle, l’idiosyncrasie de l’individu se trouve niée au profit de l’appartenance à une communauté dont il est sommé d’assumer les propriétés collectives, aussi fantasmatiques soient-elles. Déchu de son territoire enfantin, meublé de rêves sublimes, l’enfant est précipité dans le monde des hommes vulgaires , proprement atterré.
Et c’est bien cet exil loin de l’univers des rêves enfantins que nous propose la mise en scène du texte d’A. Cohen par A. Timar et D. Paume au théâtre des Halles à Avignon. Ils nous proposent du texte d’A.Cohen Ô vous, frères humains, une adaptation dans laquelle le texte est adapté au temps présent, allégé de toute la lyrique invocation au peuple juif. Il gagne ainsi en portée universelle et en actualité. Découpé, retravaillé dans ses rythmes, aménagé pour la scène, le texte ne perd aucunement de sa force . Les choix de mise en scène, polyphonie, distribution dans l’espace, musique et silence, jeux de lumière, déplacements et gestuelle des acteurs, arrangement de plateau, tout nous donne à revivre l’endroit et l’envers du décor de la chambre, murs de l’intimité devenus murailles à graffitis. La division du héros en trois postes d’acteur illustre justement les multiples facettes de son personnage, tout à tour joueur, rêveur et exalté, et malheureux juif errant, portant sur son dos enfantin l’accablement du destin collectif.
Un grand merci au metteur en scène et à l’adaptatrice, pour avoir fait revivre pour nous ce texte brûlant d’émotion dans toute la force de son actualité
Théâtre des Halles, Avignon,
Ô vous, frères humains,
Adaptation théâtrale et mise en scène, A.Timar et Danielle Paume,
Avec : Paul Camus, Gilbert Laumord, Issam Rachyq-Ahrad,
Festival d’Avignon, Juillet 2014