— Par Michèle Bigot —
Nadejda
Une œuvre scénique de Jacques Kraemer
En collaboration avec Aline Karnauch
A partir des souvenirs de Nadejda Mandelstam (contre tout espoir)
Et des textes de Ossip Mandelstam (Poèmes et proses)
Avec Aline Karnauch et Jacques Kraemer
Après avoir publié une première pièce, mettant en scène Ossip Mandelstam, Trois nuits chez Meyerhold, J. Kraemer revient sur l’écriture poétique de Mandelstam, en tant qu’elle est liée au destin tragique qui fut le sien. Poète précurseur de la modernité russe, il participe dès 1912 avec Anna Akhmatova à la fondation du mouvement Acméiste. Il publie essais et recueils de poésie dès l’année suivante. Figure emblématique de l’opposition à Staline, en raison de la diffusion inopinée de son Epigramme contre Staline, « Le Montagnard du Kremlin », il connaîtra l’exil le bannissement. Brodsky dit de lui que c’était le plus grand poète russe du XXème siècle, il n’en finira pas moins ses jours en 1938, au camp de la Kolyma, d’épuisement et de faim.
Poursuivi, harcelé, arrêté à plusieurs reprises par le NKVD, il ne peut plus rien publier. C’est sa femme, Nadejda, qui sauvera une large partie de son œuvre en apprenant par cœur une quantité de poèmes. Mémoire vivante du poète, mémoire aimante, Nadejda fait œuvre de résistance et témoigne d’une fidélité qui n’a d’égale que son intelligence du texte. Elle comprend, partage et soutient le processus d’écriture du poète. Elle publie ses mémoires en 1970 sous le titre Hope against hope (Contre tout espoir) ; outre cette œuvre majeure de critique politique de l’Union soviétique, elle a permis le recueil des derniers poèmes de Mandelstam et la publication des Cahiers de Voronej après la mort du poète.
Le texte monté par J. Kraemer fait alterner les poèmes de Mandelstam, dits par lui-même ou par A. Karnauch, avec les récits puisés dans les mémoires de Nadejda. L’ensemble est entouré, comme prologue et épilogue, de textes de Bordsky, témoignant de la vie et du travail de ce couple hors du commun. Ainsi conçu, le texte fait alterner les tonalités, passant du lyrisme, à l’humour et au tragique ; il fait aussi alterner les registres, récit, évocation lyrique, hymne, satire, tous les genres et tous les styles y sont convoqués. Mais il s’agit avant tout d’une véritable œuvre théâtrale, dans laquelle le jeu des acteurs, l’ambiance, les jeux de lumière, la scénographie et la musique ( György Ligetti) participent puissamment de la création scénique. A. Karnauch y révèle un beau talent de tragédienne, posant le geste et la voix avec mesure. Grave, lyrique ou malicieuse selon le moment. Jacques Kraemer lui-même y campe un Mandelstam plein d’esprit et de fantaisie. On est frappé par la dimension mimétique de cette œuvre, dans laquelle la communion entre les deux acteurs rejoue avec bonheur l’intimité et la complicité rare qui s’étaient instaurées entre le poète et sa femme.
Le moindre mérite de ce travail n’est pas de donner à comprendre (et en quelque sorte à revivre) l’exigence de l’écriture poétique : Mandelstam n’écrit pas, il compose, comme le font les musiciens. La musique des mots et la mélodie de la phrase sont les matériaux premiers et les objectifs ultimes. La justesse de l’image est donnée comme par surcroît.
C’est un privilège rare que d’assister à ce spectacle, petite forme, mais immense ambition. Bouleversant et parfaitement convaincant !
Michèle Bigot