Vu par José Alpha
Placés sur la berge d’en face du pont qui enjambe la rivière, vraisemblablement à l’une des sorties de la ville, les spectateurs voyeurs assistent en grimaçant aux délires lucides d’un exclu. Celui qu’a choisi de nous montrer le comédien Jacques Olivier Ensfelder (JOE), extrait du Théâtre de Bernard Marie Koltès « qui exprime la tragédie de l’être solitaire et de la mort ».
Un jeune type échoué à l’une des passerelles d’une existence perdue, qui s’agrippe encore aux pieds d’une sin city (ville du péché) dont les eaux usées charrient hors des murs des tragédies qui nous remuent encore.
C’est dans ce contexte pathétique que José Exélis, le metteur en scène, raconte sous le lustre d’une bourgeoisie désuète qui pendouille au dessus de l’aire de jeu, l’errance ensorcelée (la drive) identifiée par l’anthropologue Gerry L’Etang, de trajectoires « empêchées, disloquées, révélatrices d’un malaise général dont elles sont les symptômes les plus poignants ».
Mais, est-ce la solitude de cette araignée blessée, accrochée à la rambarde du pont qui nous embarrasse ? Ou bien le lumineux chemin déroulé en tapis rouge placé en fond scène, en parallèle du pont où traverse à la manière des somptueux tableaux wilsoniens (Bob Wilson), la blanche exigence du « cygne » des fantasmes d’une société de la réussite ?
Tout cela peut se tenir, parce que c’est « beau », bien léché, diront certains sensibles à la sobriété esthétique des lumières et du lieu suggéré, selon qu’on se place à l’un ou l’autre bout du pont qui relie les deux rives. Mais l’esthétique n’est pas l’élégance et la sobriété n’est pas toujours efficace.
Pourtant ces deux bouts de la « tragédie d’une trajectoire », éclairés en obscurs rasants et latéraux, quelques fois en hélico, « qui torturent la gueule, le corps et les mots », comme un va et vient incertain vers les contingences du Théâtre du pauvre de Grotowski, attendent trop longtemps (plus de 30 mn) pour me pénétrer, me faire transpirer les puanteurs des martyres sociaux accrochés aux pestilences urinaires des bas-fonds, des zombis du crack, des déchirés du rupnol et de la baise discount.
En fait, ce qui nous interpelle c’est d’une part, le jeu extériorisé de l’acteur qui, dans un registre hystériforme, évidemment pesant, laisse malheureusement peu de place aux quelques replis de déchirement silencieux, pourtant entre- aperçus, et dont la beauté physique et textuelle méritaient d’être posées. D’autre part, c’est la timide utilisation musicale, pourtant bien choisie et empruntée au Super Combo de la Guadeloupe avec « Mwen domi déwo ( j’ai dormi sous les ponts)», que nous découvrons seulement en fin de partie alors qu’elle facilite aisément la transposition aux Antilles, dès l’ouverture, ce long monologue universel écrit par Koltès pour, parait-il, son ami Yves Ferry. Et puis, et fort dommage pour la chute, l’agression « téléphonée » du chien de garde lâché par son dresseur trop visible, comme une maladroite utilisation de l’animal au Théâtre. Et pourtant.
Ceci étant dit, et qui n’engage que moi, et peut-être quelques autres, le bouleversement des spectateurs voyeurs de la pièce de José Exelis, est manifeste devant l’acte total proposé ici.
Parce qu’il y a, à la lumière du Théâtre Laboratoire de Grotowski que le metteur en scène martiniquais fréquente souvent, une alternative au Théâtre de la cruauté infligé à l’acteur.
Le personnage porté par JOE nous a donné dans son martyre, une épreuve éclatante du Théâtre en tant que thérapie développée par Anthonin Artaud que nous connaissons bien, ce poète du Théâtre de la Cruauté du début du 20ème siècle, poète des possibilités et non de la littérature dramatique.
La remarquable interprétation poétique de Jacques Olivier Ensfelder peut s’expliquer selon moi, à partir d’au moins deux expressions du Théâtre de la cruauté qui attirent l’attention ; et je cite ici Jerzy Grotowski *: « La première rappelle que l’anarchie et le chaos (dont l’acteur a besoin comme aiguillon pour (la manifestation de) son propre caractère) doivent être liés à un sens de l’ordre, qu’il concevra dans l’esprit et non pas seulement en tant que technique physique. Cependant il est bon de citer cette phrase à l’usage des prétendus disciples d’Artaud : « la cruauté, c’est la rigueur ».
L’autre phase porte sur le fondement même de l’art de l’acteur comme action extrême et ultime. « Les acteurs doivent être comme des martyres brulés vifs qui nous feront encore signe de leurs bûchers ». Ces signes doivent être pourtant articulés et qu’ils ne peuvent être uniquement (du charabia et) du délire appelant à tout ou rien. Sauf si une œuvre donnée demande précisément cela.
Mais la tragédie théâtrale de José Exélis assisté de Hervé Deluge et soutenue par la légèreté fugace de Sarah Desanges, fonctionne dans le cadre proposé. Autant portée par la rigueur de JOE, elle gagnera davantage en explorations des sacrifices des « anges perdus ».
*(Vers un Théâtre pauvre – Jerzy Grotowski- ed l’Age d’Homme ; pages 93 et 94)
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