— Par Roland Sabra—
Nostalgie Blues et lutte des classes
Le rideau s’ouvre sur un espace vide dessiné par José Exélis et sculpté par la lumière de Valéry Pétris. Réussite. Elles sont deux, deux de cet âge qui n’a plus nom. Elles sont d’un autre temps, de ce temps où la mémoire de ce que l’on a fait prend le pas sur ce qui reste à faire.. Deux d’un même père, mais l’une mulâtresse et l’autre « mal sortie ». L’une reconnue et l’autre ignorée. Deux sœurs donc, par le père. Impair et passe. Elles vont se laisser aller à remonter le temps. Hermance, truculente, joue la carte couleur, négresse elle est, négresse elle se revendique. Aurore, elle a en mains deux paires, une paire blanche une paire noire. Elle hésitera toujours à jouer. Ambivalence de classe, de l’entre-deux. Elle s’enorgueillit de bien parler français, d’avoir intégrer les codes de la classe dominante, et se révolte à l’assassinat, resté impuni, par un gendarme blanc, de Zizine et Désétages à la veille d’un scrutin municipal : « Élections sans incident » dira la presse à la botte. Préjugés de classe, habitus, représentations mentales prévalentes de par la position sociale, la couleur de la peau, elles n’échappent ni l’une ni l’autre au déterminisme qui leur affecte des rôles sociaux passés au surligneur.
José Exélis excelle dans cet exercice de confrontations de deux personnages, liés et désunis par leur histoire commune. « Mémoires d’îles » est un peu la version féminine de Wopso, ou bien l’inverse. Et tout comme Auguste et Fulbert avaient quelques démêlés à propos de Paulette, Hermance remarquera incidemment que son homme, son driveur, son coureur de Ferdinand est allé pendant six mois faire le « cossu » en France. Quand ça? Oh ! Juste au moment où Aurore est partie en formation, après avoir perdu son mari ! Tiens donc!
Il y a sans doute dans « Mémoires d’Îles » beaucoup plus d’éléments biographiques tirés de la famille Césaire qu’on en devine. Mais l’intérêt n’est pas là. Il est dans le plaisir de ce texte au plus près d’une vérité, d’une identité que chaque Martiniquais peut (re)connaître dans le « s’entendre dire » qui fait hocher la tête au spectateur comme s’il s’agissait d’une ponctuation supplémentaire, ou plus certainement d’un acquiescement. Le bonheur de la salle, le jour de la première en témoignait. En Hermance, Suzy Singa incarne un bon sens paysan éprouvé aux aléas de la vie et sans beaucoup d’illusions et pas plus de rêves emmaillotés de crinoline. Elle est d’un bloc, d’un seul tenant, émaillant son discours d’un nombre impressionnant de « tchip ». Assise, les mains sur les cuisses, il ne lui manque parfois qu’une pipe à la bouche pour se déporter complètement du côté des hommes. Face à elle, Catherine Césaire tient un rôle infiniment plus complexe. L’ambivalence de son statut la conduit sous la direction d’Exélis à jouer et à déjouer sans cesse son rôle. Comme si elle était contrainte de jouer faux, de jouer décalé, pour mieux souligner l’impuissance dérisoire de la classe mulâtre quand elle se perd à vouloir se trouver ressemblante à la classe béké, à endosser un habit trop grand pour elle. C’est cette position d’entre deux qu’elle restitue à merveille, jusqu’à créer parfois un sentiment de gène et d’irritation devant ce qu’elle donne à voir et qui ressemble parfois à une piètre « macaquerie ». Elle joue sur l’incertitude, sur l’embarras, sur une fragilité qu’on ne soupçonnait pas et qui s’inscrit en opposition avec ce dont ne doute pas Hermance.
Dans l’ensemble les passages dansés, chantés s’intègrent plutôt bien. Le récit de l’enfant retrouvé noyé dans la citerne méritait peut-être un peu plus d’intensité dramatique, ou d’intimité à voir peut-être du côté des lumières… La pièce n’a pas encore trouvé son rythme ( comment cela pourrait-il être?), les comédiennes leurs marques, ce qui ôte un peu de crédibilité à la proximité supposée des personnages, il leur manque d’être vraiment ensemble sur scène, il y a des passages un peu lents, il fallait tendre l’oreille pour entendre certains dialogues, mais tout cela est secondaire, la qualité du travail présenté est réelle, les éléments qui le structurent lui permettront de s’enrichir pour peu qu’il lui soit permis d’être joué, rejoué, et encore rejoué. C’est tout le mal que l’on peut lui souhaiter.
Mémoires d’Îles d’Ina Césaire
Adaptation et Mise en scène de José Exélis
Assistante à la mise en scène Arielle Bloesch
Comédiennes : Suzy Singa, Catherine Césaire.
Visuel de l’affiche :Ludwin Lopez
Lumières : Valéry Pétris
Coproduction Les Enfants de la Mer / Cmac ? Scène nationale de Martinique.
La compagnie Les enfants de la mer est conventionnée par la Direction Régionale des Affaires Culturelles. Avec le soutien financier du Conseil Régional de Martinique et le soutien de la Ville des Trois Ilets.