— Par Selim Lander —
Soleil noir. Même si les Martiniquais ont déjà pu voir et revoir ce documentaire qui date de 1983, il a toute sa place dans la section « Patrimoine » qui rend hommage à quelques cinéastes martiniquais. Il s’agit ici de Michel Traoré, ancien élève de l’IDHEC (qui deviendra la FEMIS). Après une introduction consacrée à un déplacement du groupe Fromajé à Washington, à l’invitation de l’université Howard[i], le film se concentre sur un membre du groupe, Victor Anicet (né en 1938), artiste talentueux et personnalité charismatique. Le film nous promène dans son œuvre, au gré des rencontres avec quelques-uns de ses amis (poète, romancier, chanteur, architecte, « inventeur » ou simple paysan). Cela permet de découvrir les multiples facettes de cet artiste d’abord formé à l’art du feu (il sortit premier de sa promotion à l’école des Métiers d’art de Paris dans la section céramique) mais qui est aussi peintre et qui travaille souvent un matériau composite.
Le film s’attarde sur des peintures en noir et blanc qui furent montrées au public lors de l’exposition princeps intitulée « Soleil noir » (en 1970). Pourquoi noir le soleil ? Anicet explique que c’était en référence à sa mère, laquelle ne voyait plus qu’un disque noir quand elle levait la tête après avoir ramassé la canne pendant toute une matinée. Précisons à cet égard que même si ces peintures correspondent à une époque bien précise, il est possible à tout un chacun de contempler celle qu’Anicet a reproduite en céramique pour la tombe de son ami Edouard Glissant au Diamant.
On peut voir aujourd’hui des reproductions des tableaux postérieurs d’Anicet dans le gros livre consacré à la peinture en Martinique[ii] sous la direction de Thierry l’Etang. Et l’on peut découvrir encore plus facilement sur certains de nos murs ses fresques, ou plutôt ses bas- et hauts-reliefs en céramique, souvent ornés d’adornos. Le plus récent, au bourg de Schoelcher, sert d’écran au buste de l’abolitionniste.
Ava. Après Ailleurs, premier « long » du Québécois Samuel Matteau, voici celui d’une Française, Léa Mysius, également projeté en sa présence. A nouveau un film sur l’adolescence, comme si les jeunes adultes qui passent à la réalisation des films n’arrivaient pas à se déprendre de cette période (certes souvent douloureuse) de leur jeunesse. Ava est une jeune personne qui apprend qu’elle va devenir aveugle – et déjà, au cours de l’été couvert par le film, elle perd la vision de nuit. Au-delà de cet élément du scénario, qui justifie certaines séquences, comme lorsque la jeune héroïne, après s’être bandé les yeux s’exerce à marcher à l’aveugle sur un toit terrasse, à l’aide d’un bâton, il y a en réalité deux films dans Ava.
Le premier – bien que classique puisque centré sur les rapports mère-fille – est particulièrement réussi. Ava apparaît bien ce qu’elle est censée être, une adolescente de 13 ans ; elle est renfermée, pudique, désagréable avec sa mère, négligente avec son bébé de frère, centrée sur sa petite personne au-delà de l’inquiétude causée par sa maladie. Elle se console avec le chien qu’elle a dérobé à un gitan qui squatte dans un blockhaus. Le deuxième film commence lorsqu’elle s’abandonne dans les bras du gitan. La caméra dévoile alors un corps sensuel qui ne colle plus avec celui de l’adolescente puisqu’il est celui de la comédienne, Noée Abita, en réalité âgée de dix-sept ans. A partir de là, Ava se transforme en film d’aventure avec coups de fusil, moto volée, expédition pour récupérer des clefs de voiture dans une caravane au milieu d’un mariage gitan. Hélas… tous ces rebondissements ne laissent pas d’ennuyer un peu.
Mieux vaut donc se souvenir de la première partie, avec ses trois protagonistes : Ava, sa mère (Laure Calamy, seule comédienne professionnelle du film) et son chien. Le contraste est saisissant entre la mère – qui trouve le plaisir dans les bras d’un homme rencontré sur la plage – et la fille – coincée comme on peut l’être à cet âge. La tension presque constante qui s’est établie entre elles deux (« Ma mère a souvent souffert avec moi et je la comprends » dit Ava à un moment !). Et il ne faut pas oublier le gros chien noir, personnage à part entière qui, au tout début du film, se balade en toute liberté au milieu des baigneurs sur une plage. Le chien court, Ava court comme l’enfant qu’elle est encore restée.
Même s’il est un peu trop souligné, il y a un beau travail sur le noir et sa symbolique : celui du chien, donc, mais encore celui de l’amant de la mère, celui des « tableaux » peints par Ava sur du papier-journal, ou celui des policiers à cheval et de leur monture. Signalons pour finir une scène superbe au mitan du film, à la fois drôle et plastiquement très belle au cours de laquelle les deux nouveaux amants à demi-nus, le corps dûment enduit de noir tels des sauvages lors d’un rite barbare, couverts d’une coiffe de branchage, et armés, tout de même, d’une carabine, dévalisent les baigneurs nudistes de la plage voisine (la première partie du film est tournée en effet dans une station balnéaire et sur les vastes plages des Landes).
A l’issue de la représentation la réalisatrice a éclairé son propos. Ce qui l’intéressait en écrivant ce film, au-delà de l’anecdote liée à l’apparition progressive de la cécité, était bien de montrer le moment où une adolescente timide et renfermée sort de l’enfance et devient une femme sûre d’elle-même et de sa beauté. La scène capitale est celle où, partie se baigner nue dans les vagues d’une plage déserte, les yeux couverts de son bandeau rouge, elle se rend compte, en sortant de l’eau, bandeau défait, que le gitan est là depuis un moment et qui la regarde. C’est alors, explique L. Mysius, qu’Ava se découvre dans le regard de l’autre. Alors seulement, elle peut se contempler elle-même et se voir telle qu’elle est en réalité, belle plante qui n’a pas d’inquiétude à avoir quant à son pouvoir de séduction. Interprétation plausible mais qui sonne bizarrement aujourd’hui, tant elle semble à contre-courant du discours féministe actuellement dominant, suivant lequel le fait d’être séduisante serait plutôt un handicap puisqu’il attire les mâles malveillants.
On s’éloigne du film mais nous nous souvenons des propos tenus naguère par Catherine Millet sur les ondes d’une radio nationale. Invitée à commenter la position des féministes, elle a déclaré que pour elles les vraies victimes n’étaient pas les femmes harcelées (un concept qui semble lui être étranger) mais les femmes disgraciées qui ne sentent jamais peser sur elle un regard masculin chargé de désir. L. Mysius, à l’entendre, n’est pas loin d’une telle position.
[i] Université noire ! Une ségrégation de fait existe encore aux Etats-Unis dans certains établissements d’enseignement supérieur. Historiquement, la création, en 1867, d’une université réservée aux Noirs américains fut évidemment un progrès.
[ii] La Peinture en Martinique, dir., Gerry L’Etang, Martinique, Conseil Régional et Paris, HC Editions, 2007, p. 162 et 196-201.