Les éclipses de Marie NDiaye

Par Florent Georgesco

Certains livres portent en eux la trace d’un autre livre : celui qu’ils auraient pu être. Sur une centaine de pages, dans sa deuxième partie, le nouveau roman de Marie NDiaye atteint ainsi son centre de gravité, et comme son essence. Il semble alors devenir le grand livre qu’on pouvait attendre de l’auteur de Trois femmes puissantes (Gallimard, prix Goncourt 2009), mais ces pages ont été longues à venir, et seront longuement démenties. Le charme sera rompu, la magie dissipée, accident rare dans une oeuvre qui en déborde si souvent qu’on se retrouve désarçonné.

On l’est, à vrai dire, dès le livre ouvert. Grand-mère, fille, petite-fille, séparées, se répudiant, s’ignorant, cependant reliées par une force magnétique : l’étrange procession qui s’amorce semble destinée à charrier à travers le temps le mystère dont elle émane, à le faire irradier. Sauf que, par hoquets, le magnétisme tourne en rhétorique, que souvent le temps patine, que le mystère se simplifie et se contrefait, parfois jusqu’à l’arbitraire.

La machine, en se grippant, révèle sa nature de machine, là où Marie NDiaye nous avait habitués à donner vie. Et le livre se transforme en recueil des éléments qui auraient dû le mettre en marche. Clarisse Rivière s’est inventé un prénom, une vie, dissimulant à tous être née Malinka, d’une mère noire, femme de ménage, solitaire, un peu égarée, dont elle a honte au point de la prétendre morte. Son corps de métisse peut passer en contrebande pour un corps de blanche ; elle devient Clarisse. Mais, semble dire Marie NDiaye, on n’échappe pas à sa fatalité et, épouse et mère dévouée, puis, à force d’absence à elle-même, abandonnée, Clarisse se transformera peu à peu en sa mère.

BROUILLARD

Rien d’autre que ce qui la caractérise d’emblée n’apparaît en elle. Elle est coupable de son reniement, et n’est que cela, de sorte que sa fatalité contamine le livre, qui n’est plus que la répétition, sous des formes diverses, mais qui varient peu, de cette donnée initiale. Tout ce qui lui arrive est dès lors perçu comme conséquence, voire comme justice immanente qu’un dieu moralisateur exercerait sur elle. Marie NDiaye perd au passage beaucoup de son pouvoir de pénétration des vies intérieures. Peut-être figée par l’enjeu de rendre sensible une absence, elle s’absente en effet, se tient à distance, réfugiée dans une langue qui s’enferme en ses méandres, et s’alourdit d’elle-même. Cette langue finit par diffuser un brouillard qui n’est pas l’atmosphère des zones troubles de l’esprit où Marie NDiaye sait d’habitude se hisser, mais un point de départ et d’arrivée, le vague répandu sur la mécanique trop simple du récit par une romancière clouée au sol.

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