— Par Michèle Bigot —
Le Sorelle Macaluso
Texte et mise en scène : Emma Dante
Festival d’Avignon, in, Gymnase du Lycée Mistral, juillet 2014-07-15
Spectacle créé à Naples en janvier 2014, Le Sorelle Macaluso arrive à Avignon dans le festival in où il rencontre un succès sans pareil. Née en 1967, figure primordiale de la scène internationale, Emma Dante à fondé à Palerme, en 1999, sa compagnie Sud Costa Occidentale. Emma Dante, auteure et metteure en scène sicilienne n’a pas tourné le dos à son Palerme natal. Récompensée par les plus grands prix internationaux lors des festivals de théâtre européens, elle a aussi dirigé récemment Carmen de Bizet à la Scala de Milan.
En France elle est une habituée du théâtre du Rond Point où elle a donné en 2008-2009 mPalermu (« à Palerme », en dialecte palermitain) et La Trilogia degli occhiali lors de la saison 2011-2012. Cette dernière proposition, déclinait en trois volets des visions fantasmagoriques sur l’humain dépossédé, la solitude d’un homme démuni de ses biens et abandonné des siens, la détresse d’un enfant attardé, relégué dans un état catatonique, le désespoir amoureux d’un couple de vieillards. Comme on peut le constater à ce simple résumé, Emma Dante est la poète et la dramaturge d’un monde de souffrance, univers réaliste et tout ensemble poétique, peuplé de créatures sublimes et atroces, cauchemardesques et merveilleux à la fois. Emma Dante invente un genre nouveau, le réalisme fantastique. Ses propositions ne peuvent laisser indifférent. Elles nous emportent ou elles nous révulsent et parfois les deux à la fois.
Cette fois encore Emma Dante a fait fort et le public sort bouleversé par ce spectacle, ébranlé face à cette puissance d’évocation et médusé devant l’intensité des souffrances vécues par ses personnages, aussi humbles que touchants.
Il s’agit d’une pièce courte mais forte. Il s’en dégage l’énergie d’une déflagration. Spectacle-coup de poing, qui s’opère pourtant dans la plus grande sobriété.
Chez Emma Dante la violence peut être pudique. La retenue peut libérer une énergie corrosive. Il fallait une auteure sicilienne pour délivrer un tel message où la pitié se mêle à la tendresse et l’effroi au délice. Femme et sicilienne par surcroît, pourrait-on dire, voilà deux titres qui lui donnent toute légitimité pour exprimer la tragédie. Comme femme, elle est sensible à toutes les détresses du corps et à toutes les misères de la vie quotidienne, et comme sicilienne, elle porte en elle l’héritage du tragique de l’histoire, la tradition de la mort telle qu’elle a toujours fasciné les artistes siciliens.
Quel est donc le propos dans Le Sorelle Macaluso ? Sept sœurs, unies dans l’amour/haine de leurs parents vont nous conter leur histoire en quelques brefs tableaux, qui donnent à voir l’exultation de l’enfance, les troubles de la sexualité, le scandale de la mort, le rapport ambivalent au père, la tendresse respectueuse pour la mère. De la scène d’enfance sur la plage à la danse de mort finale de l’un de sœurs, les époques se suivent et parfois s’emmêlent comme se brouille la frontière entre rêve et réalité. Encore un trait de la culture sicilienne, où le merveilleux le plus débridé le dispute au réalisme le plus sombre voire le plus ignoble.
Et comment peut-on restituer un tel drame sur scène, de façon aussi saisissante ?
L’aventure commence avant le lever de rideau. L’attention du spectateur est rivée au plateau, où se détache sur fond noir cinq boucliers d’argent comme autant d’accessoires venus tout droit du théâtre de marionnettes sicilien, l’Opera dei Pupi, dont les héros sont les chevaliers de la geste médiévale, Charlemagne, Roland, qui restent ainsi des figures actuelles dans la culture sicilienne. Épées et crucifix complètent ce fourniment et interpellent le spectateur français. Un véritable combat à l’épée chorégraphié en front de scène viendra rappeler cette mémoire héroïque, le fonds mythique qui hante tous les palermitains.
La scène s’ouvre (et se fermera) sur le noir complet et le silence, les deux éléments se prolongeant assez pour faire naître le malaise chez les spectateurs, l’arracher à son confort. Inconfort au début, communion à la fin, cet épisode aveugle et silencieux délimite la scène théâtrale mieux que ne le fait l’espace.
Sur le fond de cet écran noir apparaissent peu à peu sept visages , isolés et coupés de leurs corps respectifs par le faisceau lumineux. Surgit alors brutalement une musique tonitruante, et féroce, martiale et fantaisiste, au son de laquelle un cortège de corps vêtus de noir va traverser la scène en tout sens et au pas de charge. Ce sont les vivants et les morts de la famille avançant en rangs serrés, comme une masse en mouvement.
Puis une danseuse vient occuper l’espace scénique à elle seule, évoluant dans le silence total. Rien n’est aussi troublant que cette danse silencieuse, sensuelle et pathétique. Elle figure sur scène le dénuement, l’évolution dans un espace entre rêve et réalité. Voilà l’avant-propos, modelant une atmosphère définitivement tragique avant même qu’ait commencé l’action.
Alors commence vraiment l’histoire et ce début se traduit par le surgissement des couleurs. Les sœurs se dépouillent de leur habit noir et paraissent alors vêtues des couleurs les plus vives : c’est l’enfance et toute son exultation un peu folle et parfois dangereuse. Exhibition des corps, cris, danses, rires succèdent au silence religieux. Elles revivent une scène d’enfance, une journée à la mer , mais l’excitation fébrile va vite tourner au drame.
Dans ce tableau comme dans les suivants, les actrices jouent en ligne en front de scène figurant dans leur corps et leur position ce mur familial infranchissable dont chacune est une pierre, mur qui tout à la fois sépare et soude.
L’énergie que déploie les actrices est proprement stupéfiante, dans la joie enfantine comme dans la détresse. Leur engagement ne connaît pas de reste, tant sur le plan physique qu’émotionnel. En groupe soudé, les sœurs passent du rire au tourment, emportées par la frénésie d’une vie sans pitié, entre misère, amour, et renoncement à ses aspirations.
Ainsi parle le tragique en Sicile. Sous un soleil écrasant, se joue une danse de mort : rien ne change sur cette terre où viennent s’échouer les espoirs et la vie de tant de migrants. Oui, la Sicile est bien le lieu de la tragédie européenne et Emma Dante sa porte-parole.
Avignon, le 15/07/2014
Michèle Bigot