Par Selim Lander
Le chevalier de Saint-George (1739-1799) fut l’un de ces hommes que leurs multiples talents entraînent au-dessus de leur état ; il parvint à s’affranchir de sa condition méprisée de mulâtre, gagner ses entrées à la Cour et devenir l’une des personnalités les plus en vues de l’Ancien Régime finissant. On connaît la phrase de Sartre : « Nous sommes ce que nous faisons de ce que les autres veulent que nous fassions ». Ce qui signifie que nous ne sommes rien si nous nous contentons de suivre le chemin qui nous est indiqué par l’habitude, le conformisme, la paresse ; et que nous ne commençons à exister et à devenir quelqu’un (puisque « l’existence précède l’essence », autre moto sartrien) qui si nous nous montrons capables de forger nous-mêmes notre propre destin. Saint-Georges fut l’un de ces êtres d’exception, comme, plus près de nous, Jean Genet et quelques autres parias qui ont refusé les cartes pipées trouvées dans leur berceau et inventé un jeu à leur manière.
Non que cela se passât pour Saint-George sans difficulté ni retour en arrière, au contraire. Il était la coqueluche de la Cour, nommé directeur de l’Opéra royal de Versailles lorsqu’une méchante cabale entraîna sa disgrâce : il fut accusé d’entretenir des relations coupables avec Marie-Antoinette (« quand la reine est dans le noir, le Noir est dans la reine »). À une époque où la noblesse des deux sexes se livrait sans complexe au libertinage le plus dévergondé, seule la pauvre Marie-Antoinette se voyait sommée de mener une vie exemplaire (il est vrai qu’il y allait de la pureté de la dynastie !) Ses liaisons réelles ou plutôt inventées faisaient le bonheur des libellistes mais son propre malheur comme celui de qui se trouvait jeté avec elle en pâture à l’opinion. Le livret d’Alain Guédé (1) restitue quelques épisodes de la vie aventureuse de Saint-George, né esclave en Guadeloupe, violoniste virtuose, compositeur et chef d’orchestre mais encore escrimeur, franc-maçon et colonel des armées de la Révolution.
Quant à la musique, elle est de Saint-George lui-même, un exemple typique de cette musique à la française en vogue à l’époque, apparemment facile, légère, élégante et qui, à défaut de convoyer de grandes émotions, communique une euphorie certaine. Qu’on ne se méprenne pas, néanmoins, cette musique « facile » est infiniment plus savante que les pauvretés que l’on entend à longueur de journée sur les ondes des stations locales, où les mélodies indigentes sont ce que nous pouvons espérer de mieux et le pire du préfabriqué sur boites à rythme. Pour le dire en un mot, la musique de Saint-George est tout simplement belle : une bouffée de grâce et de bonheur pour des oreilles habituées à la soupe sonore qui jaillit à jet continu de nos postes… L’interprétation de l’orchestre à corde de la Garde Républicaine (moyennant quoi la France est encore un pays riche !), en grand uniforme, était juste ce qu’il fallait. Une très bonne idée, l’uniforme, d’autant que les musiciens se trouvaient sur le plateau pendant la première scène (un concert, au Théâtre des Italiens, avec le violoniste Saint-George en vedette), avant de rejoindre leur fosse plus tard.
S’agissant d’un opéra, les voix comptent pour beaucoup, évidemment. La distribution n’annonçait aucune grande voix, nulle tessiture exceptionnelle, néanmoins le ténor Joël O’Cangha a campé un Saint-Georges convainquant et, du côté des femmes, Samar Salame s’est plutôt bien tirée du rôle de Sophie, l’ennemie jurée du héros, autant d’ailleurs par son jeu de scène que par ses prouesses vocales. Caroline Arnaud, la reine, ne fut pas mauvaise non plus, et pour les mêmes raisons. La partie de ballet était tenue par de jeunes martiniquaises qui, loin de se montrer maladroites, ont paru au contraire tout-à-fait charmantes. Le chœur était également composé par des Martiniquais ; leur mariage avec les chanteurs allogènes n’était pas disharmonieux, ce qui n’est pas le cas – hélas – comme on le sait – de tous les mariages.
Il faut ajouter que le succès de cet opéra – qui ne pouvait évidemment rivaliser avec les superproductions de New York, Paris, Aix-en-Provence, etc. – tient aussi au décor et aux costumes. Deux murs percés de portes, entre lesquels est ménagé un couloir de circulation pour les artistes entrant ou sortant, font tout le décor. On change de lieu simplement en projetant sur ce mur des images différentes. Il devient ainsi au gré des scènes salle de concert, jardin, salon, temple, prison,… Quant aux costumes, ils sont, pour les femmes en tout cas, somptueux pendant tout le premier acte, qui se passe avant la Révolution. Ils le sont moins, par la force des choses, au second acte, dont l’action a lieu pendant la tourmente révolutionnaire, au temps des sans-culottes. Si, de manière générale, le premier acte séduit davantage que le suivant, cela n’est dû ni à la musique ni au chant mais simplement à l’ambiance bien plus sombre du second acte. Les privilèges des nobles de l’Ancien Régime étaient scandaleux et il était nécessaire que la Révolution eût lieu, mais Dieu que ces gens-là savaient faire la fête !
À Fort-de-France le 12 décembre 2014.
(1) Par ailleurs l’auteur du livre Monsieur de Saint-George, le Nègre des Lumières.