« Le monstre » et/est son double

Vendredi 8 décembre 2017 20 h Tropiques-Atrium

— Par Roland Sabra —

« You have conquered, and I yield. Yet, henceforward art thou also dead –
dead to the World, to Heaven and to Hope ! In me didst thou exist –
and, in my death, see by this image, who is thine own,
how utterly thou hast murdered thyself »
(1)
Edgar Allan Poe

La rencontre avec le double est un thème majeur de la littérature. Edgar Poe, Oscar Wilde, Gérard de Nerval, Dostoïevski, Nabokov, Kafka, Robert Louis Stevenson, Emmanuel Carère… la liste est longue et incomplète des écrivains fascinés par ce questionnement ontologique sans doute, et certainement constitutif de l’acte d’écrire puisque celui qui s’y livre se projette dans des personnages imaginaires puisés au plus profond de lui-même. Le psychanalyste autrichien Otto Rank théorise comme sources de la croyance en un moi dédoublé ( le corps et son âme par exemple) d’une part le désir de préserver la pérennité d’une jeunesse, l’attachement irréductible à une enfance, et d’autre part la construction d’un alter ego chargé de tous les vices et les turpitudes de son modèle. Agota Kristof de par sa biographie et par son œuvre rejoint de but en blanc la cohorte des écrivains traversés par la dualité.

La guerre, le totalitarisme et toutes les formes d’exil qu’ils ont provoquées sont à l’origine d’une fracture profonde. « La trilogie des jumeaux » ( Le grand cahier, La Preuve, Le troisième mensonge) met en scène la division mentale qui résulte de cette fracture. L’écrivain écrit toujours le même livre mais « qu’il choisisse l’imaginaire ou que l’imaginaire le choisisse, c’est toujours contre le réel que l’écrivain travaille et de façon à l’oublier. »

Née en Hongrie, en 1935, dans un petit village, sans eau courante, sans électricité, à 21 ans, un bébé de quatre mois sur les bras elle suit son mari, et c’est sa seule motivation, menacé d’emprisonnement par l’arrivée des chars soviétiques venus réprimer l’insurrection ouvrière et socialiste d octobre et novembre 1956. Le traumatisme de l’exil va être vécu comme une fracture, un déchirement dont elle ne guérira jamais. Dans les courts textes autobiographiques de L’Analphabète elle écrit « J’ai laissé en Hongrie mon journal à l’écriture secrète, et aussi mes premiers poèmes. J’y ai laissé mes frères, mes parents, sans prévenir, sans leur dire adieu ou au revoir. Mais surtout, ce jour-là, ce jour de fin novembre 1956, j’ai perdu définitivement mon appartenance à un peuple. ». Parmi les frères il y a Jano avec lequel elle a un an d’écart. Elle dit de lui :  «  J’ai toujours aimé mon frère aîné. Je trouvais que c’était l’homme idéal. Jusqu’à mon premier mariage, et encore quelques temps après, j’étais amoureuse de lui ».  Jano? Son double ? Cette part d’elle-même à jamais perdue et à l’impossible deuil? Réfugiée à Neufchatel, séparée à jamais de ce qui la fonde elle écrit son œuvre en français, une « langue «ennemie ».

« Le montre » est le rêve non pas d’un « homme idéal » mais plutôt celui d’un idéaliste pur et dur, Nob, qui cherche à se débarrasser d’un monstre échoué dans son village, pris dans un « grand piège ». La coupure, la division, la schize vont très vite traverser le village, et la petite amie de Nob de l’interroger :

LIL

De quel monstre parles-tu, Nob ?

NOB

De quel monstre ? De cet animal répugnant que nous avons trouvé une nuit dans le grand piège et que nous n’avons pas réussi à tuer. Comme il dégoûtait tout le monde ! Il était puant et visqueux, tous ceux qui le voyaient en tombaient malades. Ensuite, les gens se sont habitués à lui. Et ensuite… ils se sont mis à l’aimer. Je ne comprends pas, je ne peux pas comprendre, comment cela a-t-il pu arriver ?

LIL

Tu ne comprends pas, Nob ? Va et vois. Ce que tu appelles un monstre n’existe plus. Son dos gris et rugueux est couvert de fleurs magnifiques et ces fleurs exhalent des parfums délicieux.

NOB

Des parfums ! Il pue, malgré tout, il pue jusqu’ici. On sent son odeur nauséabonde partout. Elle pénètre dans les maisons, dans les forêts, s’étend au-dessus du lac, on en est tous imprégnés. Nos cheveux, nos vêtements, notre nourriture, on la sent partout.

LIL

Quelle idée ! Cela ne sent pas, même quand on s’en approche tout près… Cela ne sent absolument rien, que le parfum des fleurs.

Toujours cette impossibilité d’entrer en résonance avec l’autre quand la raison défaille. A la puanteur ressentie par Nob vient s’opposer le parfum enchanteur perçu par Lil. Les personnages jetés sur la sène d’un monde absurde ne s’appartiennent pas. La vie est moins désirable que la mort.

Agota Kristof aime jouer des anagrammes. Dans « La trilogie des jumeaux » il y a Claus et Lucas. On peut penser que le nom de NOB, le personnage central du « Monstre » en est une autre, BON et que c’est au nom de cette bonté qui l’inonde et qu’il veut répandre autour de lui qu’il va, pour le sauver, exterminer le  village. Ou peut-être tout simplement Nob est-il l’envers du bon? Peu importe, ce faisant il accomplit l’œuvre du monstre. Le film L’étudiant de Prague ou le « William Wilson » de Poe évoquent eux aussi ce thème, faustien s’il en est, du double provoqué en duel et qui blessé mortellement entraîne dans l’au delà son modèle.

Cette thématique de l’autodestruction au nom d’un progrès se retrouve dans plusieurs textes d’Agota Kristof « Dans la dystopie intitulée  L’épidémie  une bande on ne peut plus « progressiste s’acharne à vouloir le bien de son pays en le dotant de tous les bienfaits de la civilisation quitte à déporter les habitants et à raser les villages ainsi désertés après avoir fait croire aux populations qu’une épidémie de suicides ravageait les contrées. Mis en contact avec une « fausse contaminée » et supposée extrêmement contagieuse, les habitants persuadés d’avoir été touchés par le virus mettent fin à leur jours. La Route est une autre dystopie qui s’articule autour de la manipulation et de la foi dans un idéal de progrès. Un univers de béton règne sur la planète. Des routes à n’en plus finir. Plus d’habitations. Rien que des routes, sans voiture aucune. Et qui ne mènent nulle part. La naissance, la vie et la mort sur le béton brut avec pour tout horizon la nécessité d’avancer, toujours et encore sous la menace de grands fauves qui exterminent les retardataires. Une aubaine pour la famille qui peut ainsi se nourrer du cadavre des siens. La vie est un non-sens, « une invention d’un non-Dieu dont la méchanceté dépasse l’entendement » déclare Claus dans « Le troisième mensonge ».

Il reste à découvrir ce que Guillaume Malasmé a retenu de sa lecture mille fois reprise du texte d’Agotha Kristof. L’erreur à éviter serait de représenter « Le Monstre » sous la forme que suggère son énoncé : une bête hideuse alors qu’il n’est que le double du modèle qui lui donne vie. Le Monstre? On peut le voir chaque matin au miroir du jour qui commence dans l’inqiétante étrangeté d’une familiarité trouble et rassurante.

A voir ce vendredi 8 décembre à 20h à Tropiques-Atrium.

(1) « Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant, tu es mort aussi, mort au Monde, au Ciel et à l’espérance. En moi tu existais, et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t’es radicalement assassiné toi-même. » Edgar Allan Poe « William Wilson », Nouvelles histoires extraordinaires, traduit par Charles Baudelaire, Paris, Garnier, 1956 ( 1839), p.60

Fort-de-France, le 05/12/2017

R.S.


« Le Monstre » piégé dans sa « monstration »

— Par Roland Sabra —

J’attendais beaucoup du travail de Guillaume Malasné sur le texte d’Agota Kristof. Dans ces mises en scènes précédentes qu’il s’agisse des deux Pommerat, La réunification des deux Corées  et  Cet Enfant  ou de la pièce « Festen » de Thomas Vinterberg il a toujours eu le souci d’être au plus près de l’auteur ou du texte. Et à mille lieues de tout esprit servile il sait rendre hommage à un dramaturge avec une sensibilité, la sienne, toujours un peu décalée mais sincère et authentique.

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La lecture qu’il fait du « Monstre », ou du moins ce qui en est restituée sur scène, ne s’inscrit pas dans cette ligne. L’écriture de la dramaturge helvético-hongroise est une écriture minimaliste bannissant toute fioriture. Elle disait réécrire sans cesse ses phrases, pour les vider de toute description inutile, pour assembler les mots au plus juste dans une épure propre à un théâtre qui doit juste permettre de poser face à un nom un texte bref. Son style —elle détestait ce mot— relève d’une éthique celle de la recherche de l’objectivité la plus proche des faits. Elle se méfie au plus haut point des sentiments. Elle écrit : « « Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description fidèle des faits » La phrase est fragmentée, fulgurante dans sa simplicité. Une écriture en creux qui laisse à deviner bien plus qu’elle ne dit. Les dialogues sont réduits à l’essentiel, dans la nudité de la syntaxe, sans adverbes ni adjectifs. La plus longue réplique dans ‘Le Monstre doit faire à peine plus de cinq lignes.

Tout cela Guillaume Malasmé le sait bien mieux que moi. Il fréquente l’œuvre depuis plus longtemps. Mais voilà ce qu’il a réussi avec des comédiens amateurs il échoue à le réaliser avec des « semi-professionnels » qui ont voulu « jouer » le texte et qui l’ont surjoué, qui ont voulu s’en emparer et qui l’ont détourné. dans une inadéquation totale, voire une trahison si ce n’est du texte tout au moins de son esprit. Nulle distance, nul effacement, comédiennes et comédiens ont des ego, et ils le font savoir. La démonstration tourne à la monstration. La diction se complaît de façon récurrente dans l’accentuation de la première syllabe de chaque mot. Ils veulent faire « vrai » et ils sont faux. Les mots sont appuyés, soulignés, surlignés de crainte que le public ne comprenne pas.

Les six tableaux sont entrecoupés de trois « inserts » qui s’ils sont l’occasion d’une belle démonstration technique de lumières n’apportent rien à la thématique de la pièce en dehors de cette désagréable impression de rallonger la durée d’ un spectacle qui en ayant choisi de verser dans l’excès se trouve dépourvu d’idées pour assurer  la subtile articulation des scènes conçue par Agota Kristof. Ce recours aux inserts est l’illustration de l’incapacité de la mise en scène de suggérer autrement la notion de la longueur du temps qui passe et qui s’écoule entre les tableaux. En témoigne l’éviction du dernier geste de Nob qui pousse le chef du village, l’ Homme Vénérable, prend sa place et dit (avec une voix de vieillard) : Cela s’est passé ici ou ailleurs. Quelque part. Une fois . Aujourd’hui hier ou demain.

Peut-être Guillaume Malasmé a-t-il manqué de poigne face à ses comédiens pour leur imposer la distanciation nécessaire comme marque de respect vis-vis du texte et de l’auteur? Je ne lui tiens pas rigueur de ce qui me semble un faux pas. Cet homme est capable de rebondir.

Fort-de-France, le 07/12/2017

R.S.

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Le monstre d’Agota Kristof

Adaptation et mise en scène Guillaume Malasné

Avec :
Marc-Julien Louka
Eric Delor
Steffy Glissant
Caroline Savard
Virgil Venance
Marc-Olivier René Lumière
Sylviane Gody Costumes
David Gumbs Vidéo
Ludovic Laure Univers sonore
Estelle Butin Masques

Production : L’Autre Bord Compagnie, Tropiques Atrium
Co-Production : Le Petit théâtre de Redoute
Avec la participation artistique du Studio d’Asnière-ESCA
​Avec les soutiens : DAC Martinique, Collectivité Territoriale de la Martinique

Billetterie : 0596 70 79 29 / 0596 60 78 78
mardi/vendredi 9h-19h et samedi 9h-13h