— par Janine Bailly —
Texte de Iliana Prieto Jimenez & Cristina Rebull Pradas
À la onzième Rencontre de théâtre amateur, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Après les vingt-quatre de L’Autre Bord Compagnie, les douze de la troupe Les Comédiens, les six du Théâtre du Bon Bout, voici les deux de l’association À tire d’elles, deux jeunes femmes seules en scène, mais deux qui occupent intensément l’espace du plateau, deux qui font résonner cet espace de leurs voix, dissemblables et pourtant accordées, dans un duel de mots et d’attitudes particulièrement convaincant, et dont le cadre spatio-temporel serait l’île de Cuba à la charnière du vingt-et-unième siècle.
L’une, c’est Sofia, la mère, incarnée par Brigitte Villard-Maurel : elle a quitté son pays à ce moment crucial que l’on connaît sous le nom d’Exode de Mariel, elle allait dans cet exil rejoindre à Miami son fils, homosexuel, banni après avoir été arrêté, torturé, humilié lors de l’affaire de l’ambassade du Pérou – et l’on sait que profitant de l’entente cubano-américaine, qui permit l’obtention d’un grand nombre de visas, le gouvernement de Castro expulsa, entre autres indésirables, les homosexuels. L’autre, c’est Beatriz, la fille, jouée par Juliette Mouterde : elle est restée sur l’île, elle en a partagé les joies et les difficultés, comme elle séparée, abandonnée, l’île d’une partie du monde par un embargo tenace, la jeune femme de sa famille naturelle par les océans et le déficit d’amour maternel.
Une des forces du texte et de sa mise en scène tient à l’évocation de l’Histoire de Cuba, discrète, mais en filigrane bien présente ; il y a d’abord cette goutte d’eau que l’on devine plus qu’on ne l’entend, et qui jamais ne se tait, obsédante, obstinée, comme échappée à une canalisation défaillante, ou comme le chant discret d’une clepsydre qui marquerait le passage inéluctable du temps ; il y a en écho ce téléphone, qui sans cesse brise l’échange entre les deux femmes, métaphore d’une communication qui ne put longtemps se faire que par ce truchement, d’une rive à l’autre, entre ceux qui étaient restés, et ceux qui avaient déserté ; il y aura encore cette panne brusque de courant, rappel de ces périodes spéciales où la vie quotidienne restait pleine d’embûches. On pourrait penser alors que Sonia représente le Cuba d’antan, celui d’avant la Révolution, « celui de Célia Cruz… et d’un temps où le sport national cubain était de discuter et lancer des commérages » — ce qu’elle fait fort bien à l’encontre de ses prétendus amis ! Beatriz serait face à elle la figure d’un Cuba plus contemporain, figure androgyne et révoltée, qui au thé préfère, en référence au Che, symbole universel d’une révolution toujours à refaire, le maté honni par sa mère ! Tout en apparence les oppose, ainsi ce discours sur Dieu : « Dieu est toujours du côté des bons », affirme, péremptoire Sonia, qui souvent se signe. « Et qui sont les bons ? », rétorque Beatriz. Une différence que symbolisent les costumes de théâtre, robe féminine rouge de Sonia, ensemble-pantalon aux couleurs froides pour Beatriz.
Mais au-delà de cette situation particulière, ce qui nous interpelle et nous touche, ce qu’il n’est pas exclu qu’un jour nous connaissions, ou ayons connu, c’est cette érosion de la tendresse, cet étirement jusqu’à la rupture des liens familiaux, ce sentiment d’avoir été dans la fratrie l’enfant mal aimé, ou trop peu, ou moins que l’autre. Si Beatriz n’a pas suivi Sonia dans l’exil de Mariel, c’est qu’elle ne s’est pas sentie appelée, pas désirée vraiment, sa mère ne l’ayant conviée à se joindre à elle que trois heures après la décision prise, trois pauvres heures trop tard ! Ce duel que se livrent la mère et la fille, l’une revenue après une longue absence, toujours pleine de préjugés et prétextant d’abord le désir de sceller des retrouvailles, l’autre abrupte restée sur sa colère et son quant-à-soi, Brigitte et Juliette nous en donnent toutes les nuances, les avancées et les reculs, les sentiments bruts ou feints : Brigitte par toutes les expressions d’un visage à l’extrême mobilité, Juliette par sa silhouette compacte et drue, fermée sur sa rancœur, sa rancune, ses reproches tenaces. Fendant par brusques jaillissements l’armure, toutes deux parfois se révèlent, disant l’une la douleur de l’exode — « il n’y a pas pire exil que celui de l’âme » —, disant l’autre la difficulté à vivre sans les siens et sans secours autre que celui d’une amante heureusement rencontrée sur l’île.
C’est aussi par des déplacements réglés que les deux comédiennes, en un ballet où elles se cherchent ou se fuient pour mieux se retrouver, miment la difficulté à communiquer qui est la leur. La tension douloureuse lovée en Juliette se lit dans des allers-retours incessants qui finissent par être hypnotiques, dans un phrasé abrupt et coléreux, alors que Sonia joue en séductrice d’une diction et d’une toilette élégantes, cherchant un contact physique refusé dès son arrivée, et qui ne viendra qu’en tout dernier ressort. Mais que veut donc cette mère, oublieuse pendant presque vingt longues années d’une fille sacrifiée à son frère, enfant puis adulte dépendant et trop chéri ? Par d’habiles pirouettes, elle repousse le moment de dire la raison véritable de sa présence. Et la dramaturgie, qui semble ne jamais progresser mais se développer de façon cyclique, rythmée par les sonneries intrusives du téléphone, — comme l’on dirait “tourner en rond” — nous conduit pourtant inexorablement vers un dénouement où le tragique le dispute à ce qui pourrait être de véritables retrouvailles.
Dans un style plus pur et éthéré que celui que nous avons tant aimé dans ses précédentes prestations, Ricardo Miranda a su nous convaincre, secondé par deux actrices d’expérience, celles-ci nous entraînant à leur suite dans les arcanes de l’histoire comme dans celles du cœur humain !
Fort-de-France, le 2 juin 2018
Photo Paul Chéneau