Par Selim Lander
Adieu au langage
Dans le dernier film de Jean-Luc Godard (1), l’humanité n’a plus de ressort. Nous sommes en Suisse, souvent dans des paysages magnifiques de lac et de forêt, en automne ou en hiver. Les personnages sur l’écran semblent débarrassés des soucis matériels, leurs voitures sont cossues, leurs appartements confortables. Mais c’est le vide surtout qui remplit – si l’on peut dire – leurs journées, l’attente, des conversations décousues, vite interrompues. La prospérité, recherchée comme un graal par ceux qui en sont dépourvus, apparaît finalement dépourvue de sens. Parmi les nombreux aphorismes qui parsèment le film, empruntés à des auteurs célèbres mentionnés dans le générique de fin (les lettrés reconnaîtront ce qui revient à qui), il en est un qui paraît particulièrement significatif à cet égard : « Il n’a pas voulu, ou pas su, faire de nous des humbles ; alors Il a fait de nous des humiliés » (Il, c’est Dieu, évidemment). Philosophie de quatre sous, sans doute – car si l’humiliation des uns n’est, hélas, que trop réelle, elle a pour contrepartie l’immodestie et la gloriole des autres –, néanmoins utile pour comprendre l’état d’esprit de Godard aujourd’hui.
Non seulement, l’humanité est humiliée et plutôt sinistre (on peut rire pourtant dans ce film), mais encore elle éprouve de plus en plus de peine à communiquer. Les échanges verbaux se réduisent à presque rien: « L’égalité est dans le caca », explique l’homme assis sur le siège des toilettes avec en accompagnement musical le bruit des étrons qui tombent (!). On ne saurait faire plus simple en matière d’expression, n’est-ce pas ? Viendra d’ailleurs, selon Godard, un moment où les humains ne s’entendront plus du tout. Extrait :
Elle : Il faudra faire venir un interprète. Lui : Pourquoi ? Elle : Bientôt nous aurons tous besoin d’un interprète pour comprendre les paroles qui sortiront de notre propre bouche.
Nous en sommes déjà presque là dans le film puisque le personnage le plus attachant ne s’exprime que par ses mimiques, et pour cause puisqu’il s’agit d’un chien, Roxy (non de famille Mieville). Comédien remarquable, il vole la vedette à tous les autres personnages. Non qu’il ait l’air particulièrement intelligent, mais ses préoccupations – pour autant qu’on les devine – ne sont pas d’un moindre intérêt que celles des humains dans le film et il les bat tous par le charme qu’il dégage.
On peut visionner Adieu au langage en 2D ou en 3D. On est en droit de se demander pourquoi Godard a voulu utiliser la 3D, son cinéma n’ayant rien de « spectaculaire ». Mais son film, résolument expérimental, combine toutes sortes de techniques, y compris les prises de vues au téléphone portable. Alors pourquoi pas la 3D ? Quoi qu’il en soit, le résultat le plus remarquable de l’usage de cette technique est le rapetissement des personnages sur l’écran, comme s’ils étaient filmés de loin, même lorsqu’ils apparaissent au premier plan. L’effet est déroutant, ce qui est probablement conforme à l’intention du cinéaste. Une autre particularité formelle digne d’être signalée est le traitement du nu féminin ou masculin dans Adieu au langage. Le couple vedette (après Roxy, bien sûr), quand il est filmé chez lui, est souvent dans le plus simple appareil. Or, bien qu’il s’agisse de jeunes comédiens plutôt bien de leur personne, on ne dirait pas que ces séquences soient érotiques. Il y a de la sauvagerie dans ce film. Une fois ôtés les oripeaux de la civilisation, les humains ne sont pas plus indécents à l’état de nature que ne l’est Roxy, le chien.
Bird People
Les hasards de la programmation permettent de voir Bird People, le dernier film de Pascale Ferran en même temps que celui de Godard. Dans Adieu au langage l’un des personnages utilise la métaphore suivante pour définir la vérité : « un enfant qui joue aux dés ». Elle pourrait servir d’exergue à Bird people, dans la mesure où les deux protagonistes, Audrey (Anaïs Demoustier) et Gary (Josh Charles, l’interprète de Will Gardner dans la série The Good Wife) ressemblent bien plus à des enfants perdus à la recherche de leur hypothétique vérité qu’à des adultes responsables.
Le film commence dans le RER, avec la caméra qui s’attarde sur différents voyageurs, presque tous perdus dans la musique délivrée par leur smartphone, à moins qu’ils ne soient concentrés sur un écran de jeu. Si l’on ne connaît pas par avance les comédiens vedettes, on peut s’interroger sur chacun de ces visages « connectés » : lesquels feront partie de l’histoire qui n’a pas encore commencé ? Mais cette séquence inaugurale vaut avant tout comme satire de l’autisme induit par les transports de masse où l’on se trouve entouré d’inconnus.
Après ce prologue, on rentre dans le vif du sujet, au Hilton de l’aéroport de Roissy, avec l’introduction des deux personnages principaux. Gary fait partie du monde d’en haut, celui des clients : informaticien talentueux, il a créé une start-up en Californie avec deux amis et doit prendre l’avion pour Dubaï le lendemain matin. Audrey appartient au monde d’en bas : elle travaille à mi-temps comme femme-de-chambre, pour financer ses études. L’un appartient à l’élite mondialisée ; l’autre survit petitement. Dans le monde réel le haut et le bas restent séparés. Cependant nous sommes au cinéma et il eût été inconcevable que les vies parallèles des deux protagonistes ne se rencontrent (ou rencontrassent) pas, fût-ce in extremis et fugacement (le scenario ne ferme d’ailleurs pas complètement la porte à une idylle éventuelle).
Gary traverse une crise existentielle : il ne prendra pas l’avion. Quant à Audrey, elle n’est pas très bien dans sa peau non plus : solitaire, astreinte à vider les poubelles et à changer les draps des riches, obligée à de longs trajets dans les transports en commun, elle n’est pas ce que l’on pourrait appeler une fille épanouie. Les deux fument d’ailleurs plus que de raison sans que cela leur apporte autre chose, visiblement, qu’un soulagement très provisoire.
Si le sujet du film n’est en aucune manière celui de Welcome to New York, il n’est pas non plus celui de Gosford Park ou de la série Downton Abbey dont l’intérêt principal réside dans les interactions entre les maîtres et leurs serviteurs. Il n’y a pas de domestiques dans un grand hôtel, seulement des employés. D’où une construction en deux parties bien distinctes. D’abord Gary, avec en particulier une scène de rupture par le truchement de Skype qui demeurera une séquence d’anthologie. Ensuite Audrey qu’on observe dans ses tâches routinières avant que le film ne décolle – c’est le cas de le dire puisqu’il s’agit d’un moineau – vers un ailleurs fantastique.
Or ce moineau (2), comme le chien de Godard, est un comédien talentueux, très expressif et qui démontre une capacité d’émerveillement dont les humains apparaissent dépourvus aussi bien dans un film que dans l’autre. Cela étant, contrairement à Godard qui a banni désormais le « jeu » de ses films, avec des comédiens qui se contentent de réciter sur un ton sentencieux les aphorismes du maître, Pascale Ferrand tire le meilleur de ses interprètes, y compris dans les seconds rôles. Et, à bien y regarder, Anaïs Demoustier a vraiment une tête de moineau (à moins que ce ne soit l’inverse) !
(1) Prix spécial du jury au festival de Cannes 2014 concurremment avec Mommy de Xavier Dolan.
(2) En fait plusieurs moineaux dressés, avec des spécialités différentes. Le film dont la fabrication a pris presque trois ans fait largement appel au trucage numérique.