Festival d’Avignon 2018. Gymnase du lycée Aubanel
« La Reprise » est la première partie de la série « Histoire(s) du théâtre » que Milo Rau envisage comme un pendant à l’oeuvre de Godard « Histoire du cinéma ». Il s’agit donc d’entreprendre une vaste réflexion sur l’essence du théâtre, ses codes, sa relation au public, son engagement dans la vie de la cité. A l’issue de la série doit émerger un manifeste pour un théâtre démocratique du réel. Et le réel, envisagé dans ses dimensions sociale et personnelle ne passe pas tel quel sur le plateau: il convient donc de poser la question de la représentation! Comment représenter le réel sur le plateau et à quel prix? Certes la question n’est pas nouvelle, elle est consubstantielle au théâtre lui-même, qui a toujours réfléchi les conditions de son émergence. Le théâtre en tant qu’il est un élément primordial de la vie démocratique de la cité: ce sont les termes mêmes du contrat fondateur, à Athènes. Cependant elle mérite d’être posée à nouveaux frais à la lumière de l’évolution sociale et en rapport avec les nouvelles formes artistiques, cinéma, vidéo, performances en tout genre. A la lumière aussi des nouvelles formes de violence que déclenche cette société. La tragédie y touve donc un terrain des plus fertiles.
Peut-être doit-on faire l’hypothèse que la tragédie ne saurait exister sans sa part de réflexivité.
Les conditons matérielles et formelles de la représentation s’en trouvent donc transformées: les acteurs professionnels j’adjoignent des amateurs (le travail scénique les a rendus cohérents), le metteur en scène n’est pas en position de surplomb mais au coeur même du dispositif: ce qu’on attend, c’est que les acteurs jouent le rôle d’un personnage et non, comme c’est souvent le cas, le rôle d’un acteur jouant le rôle d’un personnage. Même exigence pour le metteur en scène. Conséquemment, le casting lui-même fait partie du spectacle: il nous permet de saisir les ressorts du métier d’acteur, et de mesurer le degré d’engagement personnel qu’exige le jeu. On passe insensiblement au drame lui-même, non sans avoir posé la question: » A quel moment le drame commence-t-il? Où passe la frontière entre la représentation et l’histoire? La même question reviendra en écho à la fin: comment finit-on?
La pièce est intitulée « La Reprise », se fondant sur le concept de « recollection » avancé par Kierkegaard. Ce n’est pas sans raison , ni sans effet: parce que le travail même du témoignage, de l’enquête et même de mémoire est fondé sur une répétition, enrichie d’un point de vue. En conséquence, la mise en scène donnera à voir partout des effets de double avec décalage, tant il est vrai que ce mécanisme reflète le processus même de la représentation. Concrètement , les scènes jouées au plateau sont doublées en vidéo: ce sont les mêmes acteurs, les mêmes gestes, le même cadre, mais toujours intervient entre les deux un léger décalage, dans les objets, dans les paroles ou autres.
Le drame qu’on porte sur la scène, c’est celui d’Ihsane Jarfi, jeune homme gay qui a été torturé et mis à mort par un groupe de trois hommes pris de boisson, à Liège en avril 2012. La tragédie en cinq actes prend donc la forme d’une enquête sur un crime homophobe: pas à pas, le texte théâtral tente de comprendre l’incompréhensible, de nommer l’innommable, et de montrer le monstrueux . Au centre du drame, le meurtre lui-même, figuré sur scène dans une stylisation saisissante, qui pour la première fois privilégie le point de vue interne : comment Ihsane a -t-il vécu ses derniers instants: son malaise grandissant, puis sa stupeur, enfin sa terreur à l’approche de la mort?
Il ne s’agit pas d’exhiber un spectacle pour voyeurs mais de rendre sensible le cheminement de la mort violente, la peur de la souffrance et de la mort que chacun porte en soi. Les actes qui encadrent cet acmé sont des moments d’investigation: comment les parents vivent la mort de leur fils, comment son compagnon accueille son deuil, que disent les assassins eux-mêmes lors de leur procès? Autant de paroles justes, bouleversantes et d’une vérité troublante. Hélas, quand on cherche ce qui a pu générer un tel meurtre, on trouve le mal ordinaire, on tombe sur trois pauvres gars englués dans la misère sociale et morale, dépassés par leur acte, libérant violemment une homosexualité mal refoulée. Un beau rassemblement de victimes dans cette ville de Liège totalement sinistrée.
En somme un travail formidable, inépuisable, et qui sème le trouble dans les esprits de façon durable. C’est ce qu’on peut souhaiter de mieux, au théâtre, non?
Michèle Bigot