« Chacune de tes paroles s’encombre d’un débris de mes rêves. » Aimé Césaire (1)
Par Selim Lander – Rien de plus tentant pour un comédien de théâtre que le monologue : seul en scène, donc assuré d’avoir le premier rôle, il ne craint pas de se faire voler la vedette par un camarade. Surtout – pour peu que son personnage soit suffisamment riche – il est en position de donner toute sa mesure, en visitant tous les registres, du sérieux au comique, de l’enfant au vieillard, du masculin au féminin, du sage au fou. Or le texte de Bernard-Marie Koltès possède tout ce qu’il faut pour faire briller les mille facettes d’un acteur doué.
Pour les malheureux qui ne connaîtraient pas encore ce texte, il convient d’imaginer un personnage entre deux âges, entre deux sexes, entre cloche et vie de château, entre deux chambres d’hôtel, entre bière et café, entre espérance et déréliction. Quand nous le rencontrons, errant dans les rues d’une grande ville qui pourrait être n’importe quelle grande ville, il est à la recherche d’une chambre où passer la nuit, et il est prêt à offrir un café à n’importe quel inconnu qui voudra bien, éventuellement, le loger. Pour la bière, c’est trop tard, car il s’est fait – s’il faut l’en croire – tabasser et voler son portefeuille par des loubards, dans le métro, simplement parce qu’il avait voulu faire ami-ami avec eux. Enfin, cela nous l’apprendrons plus tard.
Il a eu travaillé mais ne travaille plus. Il se débrouille comme – devine-t-on – peut le faire un immigré qui passe pour jeune encore et n’est pas dépourvu d’un certain charme physique. Quoi qu’il en soit, il n’a tiré aucune satisfaction de la période pendant laquelle il s’était efforcé de mener une existence normale de laborieux :
« … lorsque je travaillais, mon salaire, moi, c’était un drôle d’oiseau tout petit qui rentrait, que j’enfermais, et qui, dès que j’entrouvrais la porte, s’envolait tout d’un coup et ne revenait jamais, il ne restait plus qu’à le regretter tout le reste du temps, maintenant je ne travaille plus… » (2).
Plusieurs thèmes traversent cette longue nuit d’errance à travers la ville, à peu près tous ceux qui remplissent une vie d’homme : solitude, amour, identité, fragilité, illusions perdues, ambitions déçues, etc. S’agissant d’un immigré qui a choisi (volontairement ou non) la marginalité, la dimension sociale, la critique, sans cesse sous-jacentes, s’explicitent parfois sans sombrer pour autant dans un prêchi-prêcha idéologique :
« … tu as déjà vu quelque part qu’on te laisse à l’aise, tu as déjà vu qu’on te laisse te coucher et tchao ?, jamais on ne t’oublie, vieux, il n’y a pas à s’en faire, on s’occupe de toi, on te pousse au cul, on ne te laisse pas tranquille, il faut qu’on te déménage, ils te disent : va là, et tu y vas, va là-bas, et tu vas là-bas, pousse ton cul de là, et tu fais tes valises, lorsque je travaillais, je passais mon temps à faire mes valises : le travail est ailleurs, c’est toujours ailleurs qu’il faut aller le chercher – pas le temps de s’expliquer, pas le temps de planer, pas le temps de se coucher dans l’herbe et de dire : tchao, à coups de pied au cul ils te déménageront, le travail est là-bas, et encore là-bas, plus loin et encore plus loin, jusqu’au Nicaragua qu’ils te pousseraient, à l’aise, puisque ceux des pays comme cela, on les pousse bien au cul à l’aise et qu’ils débarquent ici, pas question de parler, pas question de dormir, pas question de planer, si tu veux travailler, déménage, alors, si on laisse faire : nous, les cons d’ici, on se laisse pousser à coups de pied au cul jusqu’au Nicaragua, et les cons de là-bas, ils se laissent faire et ils débarquent ici, tandis que le travail, lui, il est toujours ailleurs, et jamais tu peux dire : c’est chez moi et tchao… » (ibid., p. 48-49).
La Nuit juste avant les forêts est surtout un vrai texte pour le théâtre, qui ne prend toute sa dimension qu’acté par un comédien. « L’action, ici, c’est la parole, une parole active et déchirée, fissurée, empruntée, une parole qui ne cesse de vouloir cacher la peur et contourner les pensées secrètes que l’on n’ose même pas avoir », écrivait Chéreau (3) à propos de Combat de Nègre et de chiens, la pièce qu’il a créée en 1983 aux Amandiers, installant ainsi une collaboration avec Koltès qui ne se démentira pas jusqu’à la mort de ce dernier, en 1989, à quarante-et-un ans. Patrice Chéreau fut le metteur en scène de Koltès comme Jean-Marie Serreau fut celui de Césaire, mais il a monté La Nuit seulement en 2010 avec le comédien Romain Duris (4).
Si Chéreau lui-même n’est plus, le théâtre de Koltès est toujours là, qui n’attend que des comédiens pour vivre éternellement. Un Martiniquais, Jacques-Olivier Ensfelder, lequel entretient une longue passion pour ce texte, en donne une interprétation incandescente. Les monologues ne sont pas rares, aujourd’hui, au théâtre – pour des raisons de basse économie – et l’on est donc habitué à admirer de belles performances d’acteur mais il n’est pas fréquent d’être témoin de quelque chose d’aussi percutant, d’aussi intense. J.-O. Ensfelder est littéralement habité par son rôle. Sec, nerveux, il a d’ailleurs exactement le physique qui convient et son métissage ajoute encore à la ressemblance avec son personnage d’immigré à l’origine indéfinie. Le dispositif scénique est simple mais efficace : le bord d’un fleuve ou plus vraisemblablement d’un canal. L’eau, en contrebas de la scène, au niveau du fond de la fosse d’orchestre, est simplement figurée par des sacs poubelles froissés, en désordre, en vaguelettes ; quelques bouteilles en plastique vides flottent à la surface. Le mur de protection du quai est un peu plus haut que la scène, à l’arrière, censée représenter la chaussée. Le comédien se tient presque en permanence sur ce mur. C’est là où il change de tenue à plusieurs reprises. Mais qu’il s’habille en travesti (comme au début, une indication qu’on peut juger prématurée de ce que pourraient être les moyens d’existence du personnage), ou d’un jeans, le torse nu ou couvert d’une chemise et d’une veste, il impressionne toujours autant. À signaler un jeu de scène particulièrement réussi lorsque, après avoir trempé une chaussette dans le canal en contrebas et fait une rapide toilette, J.-O. Ensfelder se met à nettoyer les vêtements qu’il a étalés sur le quai et s’abreuve pour finir en essorant ladite chaussette. Si le rythme de l’élocution se modifie en même temps que les émotions que le comédien veut nous transmettre, sa diction demeure parfaite. Au-delà – ou en-deçà – des mots, ses gestes, ses déplacements, transfigurés par les éclairages impeccables de Dominique Guesdon, n’apparaissent jamais gratuits. Il nous emporte du début à la fin dans le tourbillon du discours intarissable que Koltès a mis dans sa bouche comme s’il le faisait sien depuis toujours.
Jacques-Olivier Ensfelder bien qu’également metteur en scène a fait appel pour l’occasion à deux collègues martiniquais, José Exélis et Hervé Deluge. S’il est difficile de faire le partage entre ces influences diverses, la mise en scène ménage des surprises pas toujours heureuses. Ainsi le prologue, avec une musique de boite de nuit et des éclairages qui éblouissent les spectateurs, laisse-t-il un peu dubitatif. On peut admettre néanmoins, dans ce cas, qu’il s’agit de créer l’ambiance qui serait celle du personnage quand il n’est pas en train d’errer dans les rues. C’est en tout cas l’interprétation suggérée ici, qui sera renforcée aussitôt après par l’apparition du comédien vêtu d’une robe à paillettes. L’irruption à deux ou trois reprises d’une danseuse en tutu paraît par contre absolument superflue, d’autant que la performance de la danseuse en question – que ce soit du point de vue de la technique ou de la chorégraphie – ne soulève pas l’enthousiasme. L’idée du chien de berger qui aboie de temps en temps dans les coulisses et qui apparaît in extremis pour se jeter sur le comédien, donne une bonne image de fin. Elle est malheureusement gâchée par l’apparition simultanée du maître-chien, totalement incongrue. Mais ce sont là les défauts de jeunesse d’un spectacle qui mérite de rayonner bien au-delà de la Martinique.
Une création de la compagnie « Les Enfants de la mer » au CMAC de Fort-de-France les 30 et 31 janvier 2014.
(1) Aimé Césaire, La Tragédie du Roi Christophe (1963). Poésie, Théâtre, Essais et Discours, CNRS Éd., 2013, p. 1073.
(2) Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts (1977). Éd. de Minuit, 1988, p. 31.
(3) Cité in Cécile Backès, Anthologie du théâtre français du XXe siècle, Gallimard, coll. « Folio Plus classique », 2011, p. 192-193.
(4) Koltès avait lui-même mis en scène le comédien Yves Ferry dans La Nuit en 1977 au Off d’Avignon. La pièce a beaucoup tourné ensuite, faisant le début de la renommée de Koltès, avant le triomphe de Combat de Nègre et de chiens puis de La Solitude dans un champ de coton, toutes deux mises en scène par Patrice Chéreau. La Nuit a également été montée à la Comédie-Française (Petit-Odéon) par Jean-Luc Boutté avec Richard Fontana (en 1981).
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