— par Janine Bailly —
De Gaël Octavia, nous connaissons déjà le talent de dramaturge, pour avoir eu la chance d’assister, sur la scène foyalaise à la représentation de Congre et Homard, puis de Cette guerre que nous n’avons pas faite. À la médiathèque du Saint-Esprit, nous avons pu, dans le cadre d’une Carte Blanche proposée en 2017 par Rencontres pour le lendemain, découvrir un peu de sa vie, écouter ce qu’avaient à nous en dire ses parents, sa sœur plus particulièrement, ses amis : est-ce pour cela que j’ai cru déceler quelque chose d’elle dans ses pages ?
Car voici à présent que se dévoile une nouvelle facette de la jeune femme, qui pour la première fois s’essaie avec bonheur au roman. Elle nous livre La fin de Mame Baby, roman paru chez Gallimard, dans la collection “Continents noirs”. Une réussite, un premier pas pour celle qui, n’en doutons pas, saura se frayer un chemin sûr dans la jungle de l’édition. Aussi bien la remarque-t-on, en cette rentrée littéraire pourtant foisonnante d’œuvres nouvelles. Et puis, être d’emblée retenue par Gallimard, ce n’est pas rien ! Pourtant, à la lecture de cette histoire si dense, et qui sans que le lieu ne soit jamais nommé se passe plus certainement dans une banlieue de barres et tours HLM que dans un pays de soleil, je me suis interrogée : pourquoi Gaël Octavia est-elle publiée dans cette collection ? Certes, elle s’y trouvera auprès de grands noms. Pourtant, avide d’explications, je suis allée consulter le site de la maison Gallimard, pour y lire ceci : « Avec une centaine de titres et près d’une cinquantaine d’écrivains, la collection “Continents noirs ” vous propose de découvrir à travers son catalogue une littérature africaine, afro-européenne, diasporique et ses auteurs ». Où situer alors Gaël Octavia ? Un article du Monde posait autrefois cette question : « “Continents noirs ”, sas ou ghetto ? », certains arguant que ce titre pouvait contenir « un marqueur éthique incompatible avec la littérature », et faisant la remarque que des écrivains “migraient”, après quelques publications, vers d’autres collections.
Quoi qu’il en soit, où qu’on veuille le ranger, La fin de Mame Baby est un roman fort des concepts universels qu’il porte, puisqu’il nous parle d’amitié d’amour et de haine, de douceur et de violence, de partage et de solitude, de turbulences et de sérénité, de la difficulté enfin à être et à s’accomplir. Puisqu’il dit les femmes et les hommes, les femmes avec les hommes, les femmes sans les hommes, et la douleur pour elles de vivre parfois dans ce monde fait par eux et pour eux. Là sont dits aussi les liens familiaux et leurs secrets, les bonheurs intimes ou les affres de la maternité — mère qui trop aime, mère qui n’aime pas, mère qui aime sans savoir le montrer —, le poids des traditions, les départs qui attristent ou libèrent et les retours obligés vers le lieu des origines.
Le livre tient en haleine, construit sur une énigme initiale que l’on voudrait trop vite percer : qui donc est celle-ci, recluse dans son rocking-chair, et dont le seul lien avec l’extérieur sera une jeune femme ou une autre, revêtue indûment de la blouse blanche de l’infirmière ? Qui chaque jour entend sonner à sa porte et crier le nom de “maman” ? Qui déclare ne pas avoir d’enfants, et ne pas avoir tué Mame Baby ? Avec subtilité, Gaël Octavia tisse sa toile, faisant se rejoindre au fil du récit un faisceau de destins, dévoilant très progressivement ce qui unit et sépare ses personnages. Il faut lire avec attention pour être capable de relever les indices semés dans le texte, ne pas hésiter à retourner sur ses propres pas, s’arrêter sur tel mot qui vous a mis la puce à l’oreille et vous permettra de reconstruire ce puzzle de vies imbriquées.
On pourrait aussi parler de huis-clos, tous les événements étant convoqués par la parole depuis cette chambre où se confrontent les mémoires. Huis-clos du lieu, huis-clos de l’âme pour celle qui s’est enfermée en elle-même, au point de ne pas reconnaître des visages qui auraient dû lui être familiers, prisonnière d’un passé qu’elle fera peu à peu ressurgir, en bribes désordonnées anachroniques, s’efforçant d’écrire le palimpseste de sa propre existence. Encore qu’on ne puisse plus rien changer, car « plus le temps passe, plus il semble absurde de revenir en arrière ». Et pourtant, de ce passé émerge la silhouette souveraine de Mame Baby, faussement fragile mais tenace, qui voulut être pleinement femme, qui aurait pu forcer le destin de ses consœurs et du Quartier, si la mort ne l’avait pas prématurément arrachée à la terre. Absente, elle est pourtant toujours là, présence tutélaire, égérie de cette Assemblée des Femmes en résistance où perdure obstinément sa légende. Le récit ne la dévoile qu’en filigrane, puis par touches successives égrenées, jusqu’à en dresser une silhouette debout, claire et droite.
Le poids des mots, Gaël Octavia le connaît bien, elle dont la narratrice affirme que « nommer c’est aimer ». Dramaturge d’abord, elle manie avec dextérité style direct, indirect ou indirect libre, pour nous faire entendre ses personnages, et convoque de temps à autre le lecteur par un « vous » qui le tient en éveil. Mais il faut bien parler aussi des images, notations subtiles et précises comme celles évoquant ce chocolat chaud, « breuvage sublime » dont on croirait sentir le délicat parfum d’épices, ou véritables tableaux impressionnistes prenant forme sous nos yeux : « Elle avait pris son bain seule… se rêvant installée par terre contre les cuisses chaudes de sa mère qui d’une main passerait le peigne et de l’autre la maintiendrait fermement, bien serrée pour éviter tout mouvement, comme font toutes les mères noires pour dompter l’infernale chevelure des petites filles noires ».
Janine Bailly
Fort-de-France, le 16 octobre 2017