J’ai bien fait ?

—Par Michèle Bigot —

Texte et M.E.S. Pauline Salles
Festival d’Avignon Off, 11. Gilgamesh Belleville, du 6 au 28/07/2017

Question sur une question : conviendra-t-il de supprimer au titre son point d’interrogation ? Comme si deux questions valaient une affirmation. A moins qu’elles ne renforcent l’interrogation, qu’elles ne laissent libre cours à la perplexité, comme le soutient la forme théâtrale !
Perplexe, l’auteur, face à la montée des périls : p(c)crise de conscience d’une femme, faillite de la démocratie, bide de l’éducation, fiasco dans l’accueil des migrants, débâcle dans la création artistique, malaise dans la famille, marasme dans le couple, ça fait beaucoup pour une seule femme, même avec un profil le mère courage et de hussard (on ne connaît pas de féminin à « hussard » !) de la république. Voici venir le temps du chamboule-tout. Et du jeu de « qui perd gagne » encore appelé « perdant-perdant ». On est loin des euphories électorales !
C’est l’histoire de Valentine, une femme en convulsion : elle a la quarantaine, elle débarque, hagarde, chez Paul, son frère avec qui elle est plutôt en froid. Elle a le sentiment d’avoir fait une grosse bêtise, mais ça la rend euphorique, électrique. Et c’est le grand déballage, quelque chose entre Festen et Juste la fin du monde. Pas de sida, pas de secret de famille, mais le conflit ouvert, le règlement de compte, l’ouverture de la boîte de Pandore. Table rase, on épure les comptes dans la fratrie, dans le couple, avec ses élèves, tout y passe. Le frère artiste plasticien, il ne va pas beaucoup mieux : il est miné par le mal qui ronge tous les artistes vieillissants ( les artistes émergents sont en passe de devenir des « aging artists ») : la mauvaise pente, la panne de création, la menace du petit boulot alimentaire.
Tout ce petit monde se débat dans un règlement de comptes sans concessions : le mari, chercheur en génétique, la femme prof de lettres, le frère plasticien et Manhattan, l’ancienne élève surdouée et rebelle qui vit dans la précarité. Pas de jaloux, « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » ! D’aucuns appellent ça le déclassement de la petite bourgeoisie, la peste des temps modernes, ou si on préfère la crise du capitalisme financier et la faillite de l’Europe. Ça rejaillit sur la sphère intime : on ne sait plus quoi faire des vieux parents, ni des enfants, on se supporte mal dans le couple, on est malade de sa fratrie…
Sur le plateau, ça prend la forme d’un huis clos. On étouffe entre trois murs (le quatrième mur, comme on sait…). On étouffe d’autant plus qu’il n’y a qu’une porte au fond et que le sol est recouvert de polochons en tas informes. Ça étouffe le bruit, les cris, c’est tout blanc comme à l’asile. On peut aussi s’y vautrer, s’y cacher, s’y enfouir ; ça invite à disparaître. Et c’est la dernière œuvre du plasticien ; œuvre qui menace de lui échapper, de le déborder. Métaphore du sens qui fuit. Et puis la bataille de polochons n’est pas bien loin, quand il s’agit de vider le contentieux entre frère et sœur.
L’ensemble est pris dans un rythme frénétique, des rebondissements vaudevillesques, des ruptures dans le récit, un tempo jazzique et une gestuelle fougueuse. Les acteurs sont totalement convaincants (Anthony Poupard, Hélène Viviès, Gauthier Baillot et Olivia Chatain) et la direction d’une précision remarquable. Quant à la scénographie, elle libère toute la force de la crise par le jeu des couleurs (blancheur de fièvre et vêtement tristes), des dessins et des formes suggestives (quelque chose entre la chaîne ADN et le grouillement des vers blancs), le final est particulièrement admirable : il libère une force poétique grâce à l’image et restitue in fine à l’œuvre d’art toute la puissance qui lui avait été contestée.
Au total une œuvre parfaitement maîtrisée, équilibre remarquable du texte, du jeu d’acteur et de la scénographie.
Michèle Bigot
Madinin’Art

J’AI BIEN FAIT ?
Texte et mise en scène Pauline Sales.
Avec Gauthier Baillot, Olivia Chatain, Anthony Poupard, Hélène Viviès.
Scénographie Marc Lainé, Stéphan Zimmerli.
Son Fred Bühl.
Lumière Mickaël Pruneau.
Costumes Malika Maçon.
LE PREAU, Centre dramatique de Normandie-Vire.
10 11 2016
©Tristan Jeanne-Valès