— Entretien avec Isabelle Barbéris par Alexandre Devecchio —
Isabelle Barbéris vient de publier L’art du politiquement correct (PUF, 2019). Elle décrit la montée en puissance de l’idéologie décoloniale dans l’art et dénonce la destruction des imaginaires par le gauchisme culturel.
Illustration ci-contre : Acteurs grecs tenant des masques, fragment d’une peinture par un peintre de Pronomos, vers 410 av. J-C. Granger NYC/© Granger NYC/Rue des Archives
Agrégée de Lettres modernes, ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud, Isabelle Barbéris est Maître de conférences en arts du spectacle à l’université Paris Diderot et chercheuse associée au CNRS. Elle publie cette semaine L’art du politiquement correct (PUF, 2019).
– Nous connaissions le politiquement correct. Votre livre met en lumière l’artistiquement correct ; De quoi s’agit-il exactement? Comment le politiquement correct s’est-il étendu à l’art?
Isabelle BARBERIS.- La question du conformisme n’est pas nouvelle en art. Sans parler des siècles d’hégémonie de l’Académie dans le système des Beaux-Arts, on peut de manière plus subtile songer au «cas Mozart» tel que le décrit le sociologue Norbert Elias: la double vie de l’artiste entre système normatif et quête d’autonomie est constitutive de l’art. C’est un lieu commun très contemporain – et assez pervers – que de s’imaginer l’artiste comme un pur autodidacte ou un libre-penseur en dehors des cadres. Ce cliché résulte de notre culture individualiste qui allie esprit bohème et culte de l’innovation (la valeur de singularité) et qui érige l’art en modèle de production de valeur et l’artiste en exemple de «self constructing». L’art n’est plus exception: il contribue à façonner notre imaginaire y compris comme un modèle normatif. Ce qui a également changé, c’est la mission politique que s’est fixée l’essentiel de la production artistique. De l’avis de penseurs comme Adorno ou Orwell, l’art contemporain ne peut désormais plus s’exempter de l’injonction du politique ; cette nouvelle immanence lui a fait perdre son extraterritorialité, et cette sacralité qui le situait un peu à part du monde des hommes là où, comme part maudite, il échappait partiellement à la logique instrumentale.
Ce qui est fondamentalement nouveau, c’est que le nouvel académisme est anticulturel, car fasciné par sa négativité, cultivant le dégoût de ses propres valeurs.
Or, à partir du moment où l’art s’érige en tribune politique, il s’expose au risque du politiquement correct: de la parole creuse, répétitive, inclusive, conventionnelle, insignifiante – bref à la langue de bois. Une partie de l’art consiste d’ailleurs à autoparodier son propre sentiment d’usure et sa mauvaise conscience instrumentale.
Il s’agit aussi de rompre avec le passé: «Voltaire était islamophobe, Molière sexiste, etc…». Cette nouvelle idéologie artistiquement correcte vise-t-elle finalement la destruction de la culture classique? Est-ce une idéologie de la table rase?
Ce qui est fondamentalement nouveau, c’est que le nouvel académisme est anticulturel, car fasciné par sa négativité, cultivant le dégoût de ses propres valeurs. Ce qui produit l’aberration suivante: produire quelque chose de positif (le politique) au moyen d’effets nihilistes, mélancoliques ou bien encore d’une manie de la dénonciation et du procès (procès du public, procès des représentations), dont l’énergie est elle-même nihiliste.
Cette dérive vient-elle des États-Unis?
Ce qui vient des États-Unis, c’est clairement une posture d’artiste «engagé» très éloignée de la distanciation brechtienne qui reposait encore sur une conception cartésienne, universaliste, de l’exercice critique. Malgré la «scie» de la déconstruction qui pourrait laisser penser qu’il existe une scène critique, l’époque est totalement anti-brechtienne. Cette nouvelle figure de l’engagement nous revient, non sans effet Larsen, des États-Unis: un modèle de luttes régurgitées par «sections» (l’intersectionnalité), extrêmement normatif (l’intersectionnalité est une cybernétique, un jeu de calcul) et passé au crible d’une morale protestante bifide, qui fonctionne par contrition (que l’on va retrouver dans l’art public) et exacerbation simultanée des pulsions (qui se déploie sur le marché de l’art via le trash et la provocation). Cela dit, tout ne vient pas des États-Unis: le sartrisme fut l’un des foyers d’incubation de la divinisation (au sens où l’Histoire remplace Dieu) de la mission politique de l’artiste et de sa transformation en «juge-pénitent».
Comment ce politiquement correct se manifeste-t-il dans l’art? Pouvez-vous nous donner quelques exemples particulièrement marquants?
L’artistiquement correct passe souvent par une racialisation sommaire de la dramaturgie, qui fait sommairement passer la ligne de partage du bien et du mal entre les cultures et les races, mettant hors scène tout le reste.
L’artistiquement correct passe souvent par une racialisation dramaturgique au premier degré, faisant sommairement passer la ligne de partage du bien et du mal, du sain et du malsain, entre les cultures et les races, sans point de fuite ni dialectique, mettant hors scène tout le reste. Les pièces qui utilisent des amateurs ou des acteurs déprofessionnalisés sont souvent révélatrices du culte de l’inclusivité et de la diversité. Cette esthétique me fait penser à la critique que Lyotard adresse aux artistes du courant hyperréaliste: en devenant des «ingénieurs du social», ces artistes feignent de se retirer pour laisser de la place à ceux qu’ils appellent les «invisibles», mais au fond, sous couvert d’inclusivité et de fusion des catégories sociales, le metteur en scène fait corps avec la machine. Le politiquement correct est un moyen de contrôle, bien entendu. Là encore, il s’agit d’une cybernétique – très visible par exemple chez Tino Sehgal.
Cela s’accompagne-t-il d’une forme de censure qui ne dit pas son nom?
Le passage d’une culture de la représentation à une culture du procès des représentations conduit à cela. Nous sommes en plein retour du mélodrame, des fictions lacrymales, des corps christiques et des postures flagellantes – le grand cycle de la faute et de l’expiation sur le bûcher, très nord-américain. Le paradoxe vient de ce que l’artiste lui-même y met en danger sa propre liberté d’expression, en s’érigeant en juge et en censeur. Le politiquement correct est une censure qui avance masquée car sous couvert de la fameuse «libération de la parole», comme il est convenu de dire désormais. Une censure en douceur, qui s’oublie elle-même.
On a également vu surgir le concept d’«appropriation culturelle». De quoi s’agit-il?
C’est plus une théorisation militante qu’un concept car il s’agit d’un pléonasme: tout ce qui est culturel ne peut relever que de l’appropriation et de la subjectivation de quelque chose qui commence par vous, être extérieur. Dénoncer l’appropriation culturelle, c’est dénoncer le principe même de la culture qui ne fonctionne que par emprunts – sauf, précisément, dans les cultures fascistes qui cultivent l’automimésis (le fantasme par exemple sur «l’art gaulois»). Bizet se fit moquer par le Tout-Paris en composant L’Arlésienne à partir d’un motif populaire avant que son opéra rencontrât la plus grande renommée.
L’inclusivité, la posture flagellante, l’indignation affectée, le « et en même temps » sont bien sûr des habitus de classe qui culminent dans le snobisme et le dandysme, mais châtrés de l’ironie qui en faisait l’agrément : pour citer Kundera, c’est la fin des blagues.
Toute la littérature des Lumières a mis en place une conception de la culture fondée sur l’emprunt et la possibilité de la réciprocité de l’emprunt. En passant par l’argument de la domination, la théorie de l’appropriation culturelle déclare que cette réciprocité serait caduque. Ses partisans se plaignent car ils s’estiment matériellement et symboliquement spoliés lorsqu’on représente sans leur présence physique, ou sans leur consultation, l’univers communautaire auquel ils déclarent appartenir. C’est une sorte de droit à l’image devenu fou, étendu à l’ensemble d’une culture, et de privatisation extrême de la représentation qui contribue à la judiciarisation du monde de l’art et à sa transformation en tribunal. Et ces querelles sont bien moins intéressantes que celles qui ont pu agiter les milieux artistiques par le passé car l’enjeu de l’art y est totalement désublimé, réduit à: qui a le droit de représenter quoi, qui a le droit de prendre la parole, etc, le tout submergé dans l’émotion.
Vous dénoncez une communautarisation, voire une biologisation de l’imaginaire. N’est-ce pas tout simplement une forme de snobisme et de «carnavalisation de la culture»?
L’inclusivité, la posture flagellante, l’indignation affectée, le «et en même temps» sont bien sûr des habitus de classe qui culminent dans le snobisme et le dandysme, mais châtrés de l’ironie qui en faisait l’agrément: pour citer Kundera, c’est la fin des blagues. La légèreté et l’humour, et peut-être aussi la capacité d’oubli, ne sont plus de mise face à l’indignation requise, la rétroactivité pénale et la désublimation qui animent ce nouveau Zeitgeist. L’art qui, avant de nous pousser sur les barricades, devrait nous rendre la vie plus supportable, peut-il y parvenir sans humour?
Cette évolution est-elle plus largement liée à la montée en puissance de l’«idéologie décoloniale» ou «indigéniste»? En quoi?
En art, cette idéologie est perçue comme un moyen de sortir du postmodernisme, associé à la fin de l’Histoire (le dieu du marxisme), et de remettre l’artiste sur le chemin de l’efficacité politique. Mais c’est précisément le marché, dont la croissance par différenciation requiert d’exacerber les identités, les différences et les chapelles, qui fourbit aux artistes comme aux intellectuels ce type d’outil politique prédigéré: la contestation de la «domination», terme qui a perdu toute acuité critique et qui est devenu un mantra. Ce mot viral, «domination» renvoie au dominus et à la figure de l’esclavagiste. C’est un sociolecte du monde culturel et intellectuel, y compris chez ceux qui sont très loin de l’obédience décoloniale et de son discours caricatural. Autrement dit, nous percevons notre réalité à travers des lunettes qui ramènent tout au prisme colonial lui-même renvoyé au schéma esclavagiste, par réductions successives, en mettant toutes les situations sur un plan d’équivalence (ce dont le néolibéralisme raffole).
Nous arrivons à un point de convergence non pas des luttes, mais du néolibéralisme (capitalisme financier) et du postmarxisme dans la liquidité du marché qui rend toutes ces luttes interchangeables.
Désormais, les droits des animaux eux-mêmes sont défendus suivant le modèle «anticolonial». Nous arrivons à un point de convergence non pas des luttes, mais du néolibéralisme (capitalisme financier) et du postmarxisme dans la liquidité du marché qui rend toutes ces luttes interchangeables: c’est la seule convergence qui a lieu, et elle devrait inquiéter les intellectuels comme les artistes.
Iriez-vous jusqu’à parler de propagande communautariste, voire raciste, sous couvert d’art?
Chez Décoloniser les arts, c’est de la propagande assumée qui passe par une chasse aux mots, et l’invention de nouveaux vocables sous contrôle: eux-mêmes revendiquent de «contaminer le langage» à l’aide d’un lexique. Mais la réalité générale est molle et paresseuse, et l’époque – bien plus «anti» que «pro» – trop incertaine pour pouvoir parler de propagande.
Cette «propagande» est-elle lourdement subventionnée?
Il n’y a pas de planification ni de concertation produisant cet état des lieux: j’y vois plutôt au contraire l’une des conséquences de la pulvérisation du système de subvention qui a renforcé les liens d’interdépendance et les effets de réseau par nature uniformisant. La vérité est surtout qu’il y a peu de contrepropositions pour contrebalancer cette tendance – même s’il est vrai que certains talents «hors normes» se retrouvent progressivement écartés des circuits – non pas par l’institution, mais par des effets»plumeaux» – car ils ne cochent pas les bonnes cases de l’œuvre antisexiste, antiraciste, ou d’empowerment des communautés parcellaires, ou bien de traitement sociologisant des classiques (dans lequel excelle Thomas Ostermeier). La marginalisation touche en premier lieu ceux qui ont un rapport artisanal, moins idéologique, à leur art.
De manière assez inattendue vous faites le lien entre l’idéologie transhumanisme et l’idéologie de la déconstruction? Quels sont les liens entre ces idéologies?
Nous avons au contraire grand besoin de fictions qui mettent sens dessus dessous ces catégories du vrai et du faux dans le vérisme ambiant, et lassant, de l’art contemporain.
Le transhumanisme a besoin d’une carte mère vierge pour construire l’Homme nouveau et sans histoire. La déconstruction, non pas au sens derridien mais au sens abâtardi du procès systématique des représentations et du langage, bref du politiquement correct, permet de vider le disque dur avant de le reformater.
Ce nouvel académisme, qui se présente comme révolutionnaire, n’a-t-il pas existé à toutes les époques? N’existera-t-il pas toujours, malgré tout, de vrais artistes?
Je relève des symptômes et des récurrences sans prétendre à la généralisation d’un quelconque diagnostic. Et ce n’est pas mon intention de dire où se situent les vrais artistes, ni de décréter ceux qui seraient «faux» puisque c’est bien souvent au nom de la Vérité ou de la Réalité qu’on prétend dessiller le spectateur. Nous avons au contraire grand besoin de fictions qui mettent sens dessus dessous ces catégories du vrai et du faux dans le vérisme ambiant, et lassant, de l’art contemporain. Le dissensus, dans un milieu affaibli par plusieurs phénomènes qui ne facilitent pas la liberté d’expression, ne va pas de soi: la paralysie et la violence des réseaux sociaux ; la bureaucratisation ; l’économie de survie du monde culturel. Pour cibler ce phénomène, j’ai dû écarter toute une phénoménologie plus heureuse, et moins sinistre, de l’expression artistique, même si mon livre comporte de nombreux exemples d’œuvres, d’hier comme d’aujourd’hui, non seulement qui résistent à ces pièges mais qui mettent à jour ces ressorts.
Source : LeFigaro.fr