Carnet de route 3
— Par Roland Sabra —
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises. »
Karl Marx, phrase d’ouverture du « Capital »
Jamais le propos de Marx, dont une partie figurait déjà dans la Critique de l’Eco. Po. n’aura été aussi juste qu’en cette période de fêtes en Europe et plus précisément en Angleterre ou fût justement écrit « Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie ». Deux excursions en dehors de Liverpool où je réside depuis déjà trois semaines, confirment la profonde justesse de cette prémonition.
York. La répression fut terrible. Des milliers d’exécutions. Le fanatisme religieux au 16ème siècle dans le Yorshire ne valait pas mieux que ceux qui l’ont précédé ou qui l’ont suivi. Il ne faisait pas bon d’être catholique. Les remparts de la ville qui datent de l’époque romaine furent impuissants devant la folie meutrière. Le ver était dans le fruit. « Bis repetita placent » un siècle plus tard, lors de la Première Révolution anglaise, avec la guerre civile.
La petite ville de York est donc situé dans le Comté (Shire) qui porte son nom. Qui va en Angleterre se doit d’aller visiter la belle cité médiévale. Un peu comme on s’oblige à voir au moins une fois le Mont Saint-Michel ! La comparaison n’est pas fortuite. Il s’agit de la même logique. Restaurer pour conserver. C’est ainsi que la ruelle de Stonegate et plus encore les Shambles sont aujourd’hui encore bordés de maisons à colombages aux façades tordues, boursoufflées pars les âges. Il se dit qu’il s’agit là de la plus vieille rue commerçante d’Europe. Malaise ! Cela semble un peu trop beau pour être vrai. Je veux dire, qu’il y a quelque chose de surfait dans cette « préservation ». L’accumulation de marchandises, de gadgets, le luxe de certaines boutiques, rappellent que le quartier n’est pas un musée, qu’il est bel et bien du 21ème siècle et que le décor dans lequel se déploie l’activité commerçante n’est qu’un élément, certes très important, mais un élément seulement d’une politique de marketing bien rodée. York fait vendre !
Me revient à l’esprit Viollet-le-Duc qui écrivait au 19ème : « « Restaurer un bâtiment n’est pas le préserver, le réparer ou le reconstruire, c’est le replacer dans un état complet qui a pu ne jamais exister à une époque donnée ». La restauration est une image. Faut-il acheter des nouveaux barbelés, remettre en état de marche les chambres à gaz et les fours crématoires pour restaurer les vestiges des camps de la mort ?
Manchester. La ville créée au 1er siècle de notre ère par les Romains devait surveiller la route entre York et Chester. Elle ne prendra son véritable essor qu’avec le coton en provenance des exploitations du Sud des USA, et produit dans des conditions que je ne ferai pas injure de rappeler à nos lecteurs. « Cottonopolis » tel était le surnom de la ville à l’époque victorienne. C’est aujourd’hui une ville quatre fois plus peuplée que Liverpool. Elle se présente comme un curieux mélange, une opposition, un dialogue entre la brique éternelle et le verre des 20 ème et 21 ème siècles. Lecteur si tu penses que la « raffinerie » Georges Pompidou est une verrue sur le nez du quatrième arrondissement voire sur le visage tout entier de Paris, tu ne vas pas aimer Manchester. Quant à moi j’apprécie les contrastes qui mettent en valeur les différences, qui solidifient les identités. Le monde du même est un monde effrayant. Manchester a de quoi séduire. Sauf que… N’y allez pas à l’approche de « Christamas » : la ville est submergée par les Marchés de Noël, ces fameux marchés qui tendent à se développer, un peu partout, y compris dans notre beau et chaud pays. Une accumulation de marchandises, de victuailles qui frôle l’indécence et qui donne la nausée. Jean Ortiz il y a un an de cela dans Jésus, « fils de Dieu » de la « consommation » ? interrogeait : « Peut-on avoir foi en Jésus et mal au foie? »
Je me dis que fondamentalement l’Angleterre est une nation marchande. Liverpool le commerce triangulaire, Manchester la deuxième ville industrielle du monde au 19ème, Londres la city et les traders…
Comme un peu partout il y consensus autour du de la Sainte Église de la Consommation. D’autres réminiscences surgissent : des bribes du cours de Jean Baudrillard que je suivais à Nanterre dans les « seventies », me disant, bluffé par le brio du personnage et du discours et dans le même temps agacé par ce que je croyais puérilement être de l’occidentalo-centrisme : c’est une critique de nanti ! Il m’est resté quelque chose de cette période, comme en témoigne mon papier sur Agoulouland, et qui n’avait pas eu l’heur de plaire à tous !
Et comme un peu partout les Saintes Églises ont (heureusement!) leurs « mécréants ». J’en ai trouvé dans les rues de Manchester. Ils m’ont paru d’une autre époque, d’un autre temps, la mienne, le mien. La moyenne d’âge en témoigne. Une vieille écolo tend, seule dans la foule qui passe sans vraiment la remarquer, son panneau du « Green Pary » en faveur d’une réduction des émissions de carbone et non pas des emplois. Elle semble plus proche de porter l’arme à gaude que de se lancer, baïonette au canon, à l’assaut de ces nouveaux Palais d’Hiver que sont devenus les « Department Stores ». Une poignée d’anars toujours bien sympathiques mais qui invitent à penser que Léo Ferré était bien optimiste en chantant « Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent, les Anarchistes » Ils sont bien moins ! Une baba-cool en retard de quelques décennies, une couronne de fleurs maigrelette et défraîchie dans les cheveux accompagne un chanteur qui détourne les paroles d’une chanson traditionnelle. Un petit attroupement. On sourit. A quoi ? Au spectacle offert, comme le font un peu plus loin quelques bateleurs ? Au dérisoire de cette « vertueuse » dénonciation au cœur de la rue piétonne qui traverse le nouveau Temple ? Mais bon , seraient-ils tolérés sur les Champs Élysées devant le magasin Louis Vuiton ?
Sur le coté un panneau appelant à la solidarité avec les victimes de la répression policière du coté de Fergusson. Emotion, le regard amusé voire un peu condescendent s’efface : nous partageons bien les mêmes colères.
Liverpool,York, Manchester, le 08/12/2014
R.S.