— par Janine Bailly —
Deux semaines déjà, pour cette Douzième Rencontre de Théâtre Amateur au Théâtre Aimé Césaire, deux spectacles dissemblables, et qui ont cependant en commun de nous peindre les vices, les travers et les failles de la société des hommes, que cela soit au dix-septième ou au vingtième siècle, en France ou au Royaume-Uni. Un voyage enrichissant dans les textes, de Molière à Pinter, d’autrefois à maintenant. À la redécouverte de l’avant-dernière pièce de Molière, Les Femmes savantes, où nous entraînent avec une belle énergie « Les Comédiens » de Julie Mauduech. À la découverte de Sept pièces courtes de Harold Pinter, à laquelle nous convie la troupe des « Buv’Art » sous la houlette éclairée de Laurence Aurry.
Le grand mérite du spectacle donné par Les Comédiens est de nous avoir fait entendre de façon généralement claire et audible des alexandrins, chose assez rare il faut le dire sur les scènes de Martinique. S’est vue ainsi confortée l’idée que les comédies de Molière, quels qu’en soient les choix de mise en scène, de scénographie et de costume, sont bien intemporelles, et toujours génératrices de rires autant que de réflexion.
Si l’on excepte la robe impressionnante de Bélise — inutilement à la « Autant en emporte le vent » me dira une amie au sortir du spectacle —, l’étrange accoutrement de Trissotin, comme échappé aux « turqueries » de cette autre comédie qu’est Le Bourgeois gentilhomme, la simplicité et la modernité des costumes étaient les bienvenues. Difficile pourtant de croire qu’un simple vêtement pût faire d’une actrice, par ailleurs performante, un Clitandre vraisemblable, alors que la troupe disposait apparemment d’autres comédiens de sexe masculin capables d’assumer sans doute ce rôle primordial… Le décor, traditionnel, bibliothèque, sofa, bureau, était bien conçu de sorte que nous puissions imaginer un éventuel intérieur conforme aux vœux de trois femmes prétendument savantes. Organisé aussi pour permettre les différents positionnements des acteurs, et je prendrai pour exemple ces moments où Henriette peut se retirer et, assise, presque boudeuse, regarder indifférente, ou lasse, ou écœurée, les gesticulations de sa mère, de sa sœur Armande, de sa tante Bélise, toutes trois empressées auprès de leurs amis, poète et savant de pacotille .
La force de cette représentation tient à l’énergie déployée, à l’enthousiasme de la troupe, à son plaisir évident à être sur scène et à entrer en phase avec son public. Aux contrastes bien marqués aussi, entre deux soi-disant savants et le maître de maison, le paisible et pragmatique Chrysale. Deux écrivaillons, qui en viendront à jeter bas le masque, l’un trahissant sa vraie pensée à l’égard de son « ami » Trissotin, et l’autre tombant dans le piège qui, le laissant croire à la ruine de Chrysale, le pousse à se retirer de la course au mariage et à la dot ! Un Chrysale qui est, quant à lui, interprété avec une grande justesse — sans trop en faire, un peu à la façon dont pour Catherine Hiegel le joua Jean-Pierre Bacri — sans l’excès caricatural qu’on prétend le plus souvent lui donner. Car le véritable but de Molière ne me semble pas être de faire, de ces femmes qui veulent étudier, des « précieuses ridicules », mais de montrer que leur légitime désir d’instruction est faussé par de mauvaises relations, ou des conseils erronés. Chacune d’elle a son caractère bien marqué, et si la salle s’est particulièrement réjouie aux mimiques et ronds de jambe aguicheurs de Bélise, aux cris de fureur de Philaminte confinant parfois à l’hystérie, j’avoue avoir pour ma part regretté ces débordements, qui troublèrent quelque peu mon plaisir. Plaisir des mots avant tout : dans cette maison, les différends ne naissent-ils pas d’abord sur des erreurs de langage ?
Dans un style très différent, et sans nul doute plus actuel, la troupe des Buv’Art s’est donné avec Sept pièces courtes, un challenge difficile, celui de faire découvrir des textes brefs de Harold Pinter, rarement joués, au contraire de ses œuvres les plus connues et que l’on peut voir assez régulièrement dans les festivals, que ce soit Le Monte-plats, L’Amant, Le Gardien, ou le Ashes to Ashes présenté en lecture en 2017, par Isabelle Huppert et Jeremy Irons au Prix du Théâtre Europe, à Rome. Ces sept (huit en réalité le chiffre a varié me semble-t-il…) pièces courtes ne sont pas d’un abord facile, en cela que derrière un vocabulaire simple et des thèmes qui pourraient paraître ordinaires, inspirés du spectacle quotidien de la rue et de la vie des couples, elles portent une réflexion amère et désabusée sur l’espèce humaine. Les vicissitudes de l’époque et de sa vie personnelle ont fait que le regard aiguisé de Pinter s’est porté sur ce qui disfonctionne et fait défaut dans les rapports humains. Avec, parfois, une ironie sous-jacente, ou grinçante, qui ne génère pas forcément le rire. Avec des dialogues qui peuvent frôler l’absurde, et laisser pensif, voire médusé, le spectateur au fond de son siège.
Tout cela, les comédiens des Buv’art l’ont bien pris en charge : décor minimaliste, transformable à vue selon les besoins de chaque pièce ; interventions d’ensemble du groupe autour des acteurs qui jouent leur scène seuls ou à deux le plus souvent, interventions muettes, et qui peuvent être tantôt actives tantôt figées, montrant en quelque sorte l’emprise inquiétante des autres et du monde extérieur sur chacun d’entre nous ; groupe comme d’infirmiers en blouses blanches qui encore, dans la dernière pièce présentée, va se resserrant autour d’un seul, patron d’usine contesté par son employé, ce qui suggère une indéniable sensation de terreur et d’étouffement ; répliques échangées sans que l’on regarde son protagoniste, dans une concrétisation de l’impossible communication, de l’impossible échange qui laisse à jamais divisés.
De belles trouvailles scénographiques aussi, qui auraient pu se voir poussées à l’extrême au cas où la troupe aurait disposé de moyens financiers plus importants, dans la scène intitulée Victoria Station par exemple : l’une est assise à son bureau, l’autre enfermée dans une sorte de cage de tissus noirs ouverts d’un ovale où s’encadre le visage expressif de l’autre, censée être chauffeur de taxi au service de la première, et dont jamais on ne verra le corps ; toutes deux face au public, à qui elles sembleraient s’adresser. Enfin une diction travaillée qui, dans son ensemble, rend compréhensibles ces textes étranges, ou qui nous paraissent étrangers ; une déclamation qui sait parfois rester dans une neutralité de bon aloi, sans excès ni débordements superflus, évitant ainsi un trop grand effet de réel, Pinter ayant affirmé lui-même qu’il ne fallait pas confondre, dans ses œuvres, « naturalisme et réalisme ». Un spectacle donc fait de pièces diverses, jouées sur divers tons, une représentation polyphonique en somme.
Le théâtre amateur, dans ses forces et ses faiblesses, témoigne assurément, à l’occasion de cette douzième Rencontre, d’une grande vitalité qui ne se dément pas !
J.B. Fort-de-France, le 11 mai 2019
Photos Paul Chéneau