Charlotte Delbo
La vie retrouvée
Ghislaine Dunant
« Je rencontrais une écriture qui crevait la surface protectrice de la vie pour toucher l’âme, le corps qui souffre ce qu’un être humain ne doit pas souffrir. Les mots peuvent dire ce qu’il est à peine supportable de voir, et de concevoir. Et ils peuvent ramener l’amour que Charlotte Delbo avait eu pour toutes celles, ceux qu’elle avait vu souffrir. La lucidité, la capacité de dire et d’écrire était là. Une langue pouvait rendre ce qui avait eu lieu. Le trou que faisait dans notre humanité la catastrophe d’Auschwitz, un écrivain me donnait le moyen de le raccommoder avec une œuvre qui en faisait le récit. Elle avait cherché la beauté de la langue dans le terrible des mots ciselés en arrêtes coupantes. Elle les disait avec la douceur qui prend quand l’au-delà de la douleur est atteint.
Elle l’écrivait des années plus tard, ouvrait les images restées, elle interrogeait avec liberté les souvenirs au moment où elle les écrivait, elle découvrait la vie retrouvée ».
G. D.
Lire un extrait :
Le vent est léger, il glisse sur les feuilles, entre les branches. La pluie est tombée toute la nuit, elle imprègne l’herbe, les arbres, de temps en temps une goutte tombe. Rien d’autre ne se passe, et tout est silence. Je suis arrêtée par le grillage qui entoure le jardin, une boîte aux lettres métallique est suspendue de guingois, l’emplacement du nom est vide.
J’ai aperçu la maison à travers un rideau d’arbres. C’est à ses angles en brique que je l’ai reconnue. Depuis le temps que je la cherchais. J’avais parcouru toutes les routes qui partaient du centre du village dans un rayon d’un ou deux kilomètres, je roulais sur la dernière. Mon cœur battait quand j’ai arrêté la voiture.
Personne n’est venu là depuis longtemps. L’herbe est haute, la végétation a poussé, des plantes grimpent sur la façade, des volets métalliques ferment toutes les ouvertures, y compris les portes-fenêtres du rez-de-chaussée, qui n’en avaient pas sur les photos. Le propriétaire actuel ne vient manifestement plus.
Charlotte Delbo avait acheté l’ancienne gare de Breteau comme maison de campagne. Presque par hasard. Ces hasards qui sont des rendez-vous. Elle accompagnait des amis qui voulaient en acquérir une dans cette région entre Gien et Montargis, ils trouvèrent la maison trop isolée.
Une gare loin du centre, c’est déjà étonnant. Qu’est-ce que cette gare a réveillé chez elle ? Des fils épars se renouaient. Des lambeaux. Dans le brouillard des choses enfouies.
Le soir même, elle téléphonait à ses meilleurs amis pour raconter sa journée et la visite. Une heure plus tard elle les a rappelés. Si elle achetait la maison, l’accompagneraient-ils pour y séjourner ? Charlotte Delbo n’imaginait pas habiter seule la gare.
Elle était de retour ce printemps 1961 après des années à l’étranger. Elle était revenue une première fois en juin 1945 après avoir fait « un long et terrible voyage ». Elle rentrait de déportation.
C’est sur un coup de foudre, un coup de charme plutôt, qu’elle décide d’acquérir Breteau. L’ancienne gare était devenue un pavillon de chasse. Elle a retrouvé dans un appentis les panneaux qui disaient le nom du lieu et les a fait poser sur les façades. C’est une gare qu’elle veut.
Elle revenait d’un long voyage, il avait commencé dix-neuf ans plus tôt. Charlotte Delbo a été arrêtée par la police française le 2 mars 1942 avec son mari, militant communiste, à leur domicile où elle tapait des textes pour la presse clandestine. Ils ont été remis aux Allemands, elle est emprisonnée à la Santé, lui à la prison du Cherche-Midi, interrogé, torturé, fusillé au Mont-Valérien. Elle est transférée au fort de Romainville et, avec 229 femmes en majorité résistantes et communistes, déportée en janvier 1943 à Auschwitz en représailles des attentats contre l’occupant.