Une vie du Sénégal à la France par Djenaba DIALLO & Michel PENNETIER
Ch.2 « Les amants de Dougouké », suite du 6e épisode
Julien devint un hôte assidu de la maison des Diallo. Ils bavardaient souvent en tête à tête, mais Djénaba ne livrait rien de ses secrets, ce n’était pas son genre de parler d’elle-même, de se confesser à quelqu’un qu’elle ne connaissait pas encore bien. De temps en temps, elle lui rendait visite aussi dans la petite maison. Elle s’est attardée un soir. Il attire son visage vers le sien. Un chaste baiser. « Tu es si belle ». Je ne me suis jamais trouvée belle, à force de l’entendre, j’ai commencé à y croire. Mais venant de la bouche de Julien, en cette seconde, j’y ai cru vraiment. J’étais belle pour lui.
Elle voulut partir. Il la retint.
– Il fait déjà nuit. Ce n’est pas prudent de sortir maintenant. Reste avec moi, s’il te plait.
Il est difficile de faire un cadeau à Djen, de lui faire plaisir. C’est toujours elle qui veut donner. Mais en cet instant elle ne sait plus qui est celui qui donne et celui qui reçoit. Elle se laisse glisser dans cet amour, ce premier amour, né d’abord avec la tête, avec les mots et les gestes symboliques et qui pouvait désormais investir tout le corps qui n’est plus une citadelle violentée sans paroles, mais le don à l’aimé, ce corps qui en même temps reçoit l’amour de l’aimé.
Le corps et l’âme, l’âme et le corps, l’intérieur et l’extérieur. Cet homme, il est beau à l’intérieur, il ressemble à ce que j’aime de moi. Plus d’espace, plus de différence, plus de blanc, plus de noir, tout s’efface.
Mais il y a le monde extérieur. Les Peuls n’aiment pas le métissage. Le père de Julien est un raciste. Il tuerait son fils plutôt que d’accepter qu’une Noire entre en sa demeure. La laideur du monde, les frontières, les murs de ciment et de barbelés, les idées-murs, l’emmurement des esprits. Il ne faut pas que la lumière de cet amour éclaire le monde. Il faut se cacher, faire comme si on ne se connaissait pas.
Julien travaille avec des communautés villageoises. Il doit apporter ses compétences en agriculture et en apiculture. Il doit négocier les transformations avec les villageois, les impliquer dans un processus qui peut changer leurs techniques et leurs habitudes. Une part de son travail consiste donc en réunions avec les paysans et il lui faut un interprète en wolof, en peul ou en mandingue, les trois langues locales que connaît Djenaba. De coiffeuse, la voilà donc promue interprète, et aussi cuisinière. Maintenant, ils peuvent sortir ensemble, se côtoyer, voyager de concert, travailler en équipe. Ce fut un moment merveilleux, voir l’aimé agir, l’entendre parler, se glisser amoureusement dans ses pensées d’une langue à l’autre. L’activité dévore les journées, on oublie les obstacles qui pointent à l’horizon. On est ivre de la plénitude du bonheur.
Djenaba a-t-elle eu dès ce moment la pleine conscience que cet amour ne pouvait se réaliser en mariage, en enfants, en projet de vie ? Après une année et demie, elle sait qu’elle est enceinte. Elle ne dit rien à Julien. Elle part pour Dakar et rend visite à son oncle étudiant en médecine qui essaie de la dissuader d’avorter. Rien n’y fait, ni les sermons moraux, ni les mises en garde médicales, la décision de Djenaba est ferme.
Elle avait dit à Julien qu’elle partait pour deux ou trois mois à Dakar, sans donner d’explications. Lui, avait peut-être deviné, il la laissa partir, sans doute en accord avec ce qui lui semblait la fatalité. Passé ce temps, il partit inquiet à sa recherche. Il la rejoignit à Dakar précisément le jour de l’interruption de grossesse. Il comprit tout de suite, le visage de l’aimée portait les stigmates de l’épreuve. Ils allèrent tristement vers la plage, s’assirent sur le sable, se blottissant l’un contre l’autre devant l’immensité de l’océan dont la teinte grise se confondait avec l’infini du ciel. Ils se le dirent peut-être en cet instant : chacun partirait de son côté, mais ce n’était pas la fin de leur amour.
En effet, il dure toujours à l’épreuve du temps et des distances.
Bientôt, Julien terminera son temps de coopération, il quittera le Sénégal pour la France et suivra le chemin tracé par son père : agriculteur marié à une insipide et froide notaire.
Depuis plus de vingt ans, ils se voient de temps en temps dans une ville proche du domaine familial car il est impossible qu’une Noire mette les pieds sur le territoire paternel. Et c’est à chaque fois comme si leur rencontre datait de la veille. C’est comme à Dougouké.
Le narrateur
Impossible de réécrire l’histoire. J’aurais voulu naïvement que l’amour triomphe, j’aurais voulu le bonheur, j’aurais voulu la révolte de mes personnages contre les pesanteurs. J’aurais voulu que Julien envoie au diable son raciste de père. J’aurais voulu que Djenaba soit fidèle à son désir d’émancipation. J’aurais voulu que la vie contredise la chanson et prouve qu’il y a des amours heureux. Qui a tort ? Qui a raison ? Ont-ils été plus lucides que moi ? Car finalement, leur amour a triomphé, mais le bonheur n’est pas au rendez-vous.
Je ne connaitrai pas les motivations profondes de Julien, mais j’interrogerai Djenaba. Au risque de lui faire regretter ce tournant de sa vie ? Non, je ne le veux pas. Que cela reste son secret.
Djen au téléphone.
Je l’ai invitée à passer ce soir un moment agréable au restaurant italien en face de chez elle.
– Non, je ne viendrai pas. Je ne me sens pas bien en ce moment dans un restaurant. Viens chez moi. Je veux continuer le travail. Tu sais comme c’est important ce travail pour moi. La dame de l’assistance sociale m’a dit : il faut que vous sortiez tout cela de vous. Tu sais, beaucoup de personnes m’ont dit : il faut écrire un livre sur ta vie. Mais tu es le seul qui veut le faire avec moi. C’est cela ton cadeau. Et puis il y a Kady, mon amie qui est décédée du cancer, elle est maintenant de l’autre côté du monde, elle me soutient. Et avant de mourir, elle m’a dit : Tu sais la vie ce n’est rien, rien que de la poussière. Mais on peut rassembler tout cela, l’écrire pour les autres, cela deviendra un rayon de lumière.
Entre temps la situation du père a changé. Il a cessé de courir sur les chantiers à travers le pays, en prenant un poste d’auxiliaire du sous-préfet de Bayangara et il habite dans ce village un logement de fonction, toujours avec la seconde épouse. Mais comme cette ville n’est pas très éloignée de Dougouké et qu’il a le désir de s’installer dans la grande famille, il impose à Sirandine une permutation : lui et Amina résideront à Dougouké et Sirandine sera reléguée dans l’appartement de fonction à Bayangara. C’est pour la première épouse un lourd sacrifice, elle s’était habituée à gérer la maisonnée, elle aimait le travail dans son champ et était fière de ramener la récolte à la maison. Peu de temps auparavant, elle avait semé l’arachide, les haricots, le mil … Personne n’allait plus s’occuper de ce champ après son départ. Elle pleure en pensant au terrain qui redeviendra une friche. Mais Sirandine ne peut rien dire, pas plus qu’elle ne s’est plainte quand son mari lui a arraché le petit dernier qui avait trois ans pour le mettre en pension chez des parents. C’est là que l’enfant se levant une nuit pour aller aux toilettes tombera sur les braises d’un feu et mourra.
Djenaba est solidaire de sa mère et s’installe avec elle dans l’appartement de Bayangara C’est peut-être une chance pour elle, un renouvellement de sa vie.