Une vie du Sénégal à la France par Djenaba DIALLO & Michel PENNETIER
Chapitre II
Les amants de Dougouké
6ème épisode
Djenaba est revenue à Dougouké. Elle est en deuil de l’enfant et d’elle-même, de la vie rêvée, mais convalescente. Les blessures guériront, elle le sait. La maladie de la dépression est presque inconnue en Afrique. On peut souffrir immensément, mais il y a sur ce continent une réserve d’énergie vitale qui semble inépuisable. Djen a une foi simple et profonde, tout vient du Tout-Puissant, il donne et il prend. Elle n’a ni amertume, ni haine, elle n’accuse personne, ni elle-même. Elle est certes au plus profond dans la solitude avec sa souffrance, mais il y a toujours les autres autour d’elle, la solidarité tacite du groupe et elle le rejoint tout naturellement. Le travail ne manque pas à la maison et c’est une sorte de thérapie. Elle aide sa mère aux tâches ménagères, elle se lance dans la couture et le crochet et apprend le savoir-faire en lisant « Femme actuelle ». Son père, voyant sa dextérité – « Djenaba a douze métiers dans ses dix doigts », lui achète une machine à coudre. Elle fabrique des écharpes, des bonnets, des robes, elle met une année à confectionner une couverture qu’elle offrira à son oncle de Dakar, l’expert-comptable. Mais est-ce que ces activités remplissent sa vie ? Elle veut mettre de l’argent de côté, elle a envie « de se barrer » à Dakar.
A cette époque, il y avait trois jeunes coopérants français à Dougouké. La France envoyait de jeunes volontaires pour développer l’agriculture dans les villages le temps de leur service militaire dans les pays dits en voie de développement, notamment dans les anciennes colonies françaises. La coopération serait une parenthèse entre les études et la vie professionnelle. Ils étaient précisément préparés aux conditions de vie et de travail d’un pays pauvre et faisaient le maximum pour se mêler aux villageois. Certains vécurent ce moment comme une belle occasion d’aventures et de découvertes et y gagnèrent une expérience professionnelle et humaine unique et pour le reste de leur vie une sensibilité pour le pays où ils avaient séjourné. L’un de ces coopérants se souvient : « Il n’y avait pas que le stage de langue à l’arrivée. Avant de partir nous suivions un « stage-départ » d’une semaine en France à la campagne, en groupe de futurs volontaires pour apprendre à observer le fonctionnement d’un village et aller à la rencontre des gens. Il y a eu aussi une ou deux journées au siège de l’ONG pour décrire les conditions de vie du volontaire. On ne devait pas partir là-bas comme les insensibles et opulents coopérants entourés de domestiques, mais avec un esprit de transfert de compétence et de rencontre des paysans. Une fois sur place à notre arrivée on était rarement lâché seul au village. Beaucoup d’entre nous vivaient à deux ou trois. De plus, on allait passer quelques semaines pour commencer chez un autre volontaire qui avait une activité similaire à la nôtre ; C’est ainsi que j’ai passé non pas 3 semaines, mais 6 mois avec Julien , alors que le projet sur lequel je devais me rendre n’était toujours pas prêt (ou financé) contre toute attente. Ceci pour expliquer le véritable réseau de copains que nous formions sur tout le pays (et plus, puisque j’étais ensuite en Guinée Bissau), où beaucoup y amenaient régulièrement des « proches » tels que Djenaba, pour le régal de tous.
On parlait de notre future vie professionnelle (montage de projet, formation d’homologues…) et de vie de tous les jours (alimentation, budget, voisinage, même de rapports amoureux). Par ailleurs, bien plus tard, ce sera Djenaba elle-même qui fera un témoignage dans un de ces stages sur la nécessité de posséder des préservatifs… ou de se méfier des pick-pocket dans les rues de Dakar. »
Julien était l’un d’eux, un garçon brun dont l’accent gascon trahissait d’emblée ses origines de l’Ariège où son père, un gros fermier, possédait un vaste territoire. Il avait vécu son enfance dans la belle demeure entre ses parents et les quelques ouvriers agricoles. Ses parents ne recevaient presque jamais, un milieu très fermé où on se méfiait a priori de l’étranger, fusse celui du bourg voisin. On était catholique, conservateur et français d’une certaine France rurale qui excluait beaucoup de monde. Tout ce qui était au-delà ne pouvait être bon. Julien en garda une certaine réserve et de la timidité dans les relations sociales, même s’il n’eut jamais les préjugés de ses parents. Il fut docile et fit les études que lui prescrivit son père, l’agronomie, afin qu’il prenne un jour la relève au domaine.
Un jour, Julien et Djénaba se croisèrent à côté de la maison au manguier de l’une de ses grand’ tantes qui jouxtait un atelier de mécanique où le jeune Français était venu faire réparer sa voiture. Djénaba connaissait déjà quelques coopérants garçons et filles et les avait invités dans la grande maison du père si hospitalière. Mais celui-là, elle ne le connaissait pas. Elle lui fit un signe pour le saluer, un sourire de bienvenue. Le jeune homme parut intimidé, il n’engagea pas la conversation.
Une semaine plus tard, un ami qui était infirmier au dispensaire, lui fit savoir qu’un coopérant avait besoin de quelqu’un pour s’occuper de la maison, faire les courses , la cuisine et le ménage. Comme elle avait du temps et besoin d’argent, cette proposition lui parut une aubaine et comme l’infirmier était « un homme de cœur », elle partit aussitôt en toute confiance rendre visite au coopérant. Elle arriva à un petit pavillon à la sortie de la bourgade, un endroit tranquille où l’on pouvait oublier la pauvreté et le grouillement humain du reste de la ville. La maison semblait presque abandonnée, mais le jardin était bien entretenu. Un jeune homme en pantalon d’explorateur muni de multiples poches et chemise africaine flottante lui ouvrit la porte. Djen le reconnut tout de suite. Lui, porta d’abord un regard étonné sur elle puis il se souvint de la rencontre, ce qui sembla redoubler son embarras. Il la pria de s’asseoir sur l’un des sièges en bambou à l’ombre de « l’apatam » couvert de chaume à côté de la maison.
« Je suis venue pour le travail », dit Djenaba.
Il retrouvait l’impression qu’elle lui avait laissée, son sourire et son regard franc. Il en était troublé.
– Pouvez-vous me dire … pour le travail ? demanda-t-elle, ne voulant trop prolonger ce silence embarrassant.
– Oui, oui … cela m’embête de vous dire … Une femme est venue la semaine dernière, une Bassari, et elle a commencé à travailler ici. L’infirmier n’était pas au courant.
– Ce n’est pas grave, dit-elle en se levant presque, y a pas de problème.
– Attendez, attendez, lança-t-il, comme si un danger imminent se présentait, attendez, il faut réfléchir, bien sûr, je ne peux pas renvoyer cette pauvre femme, mais on va essayer de trouver une solution …
Il passa la main dans ses cheveux, semblant réfléchir profondément.
Djenaba riait intérieurement de ce jeune homme, encore si timide. Puis une bouffée de tendresse lui monta inopinément du cœur.
– Voilà, j’ai besoin d’un coiffeur … enfin d’une coiffeuse. Vous avez vu ma tignasse ?
Djen se mit à rire aux éclats.
– Ecoutez, je sais me servir de mes dix doigts pour faire la cuisine, la couture et le crochet, je coiffe mes amies africaines, mais avec vos cheveux ce n’est pas pareil.
– Qu’importe ! Si vous savez cela, vous saurez bien me coiffer, j’en suis sûr !
Une chaleur montait en lui, réchauffait soudain ses paroles, colorait ses joues.
Pour Djen aussi la glace fondait. Elle redevenait elle-même, simple et directe et se mit à parler de sa famille et des amis français qui venaient de temps en temps.
– Vous aussi vous pouvez venir !
Oui, après tout, ça ne lui déplairait pas de coiffer ce jeune homme, oui, elle aimerait toucher ses cheveux, les caresser ! Ses fins cheveux de Blanc.
Le samedi suivant, il y avait une petite fête chez les Diallo. Les Français avaient apporté des boissons. Djenaba s’affairait devant le chaudron. Julien était venu avec ses camarades. Les jeunes Sénégalais étaient en majorité, faisant résonner l’air chaud de leurs rires et de leurs plaisanteries. Les jeunes Africaines regardaient les Blancs avec curiosité, mais ne disaient mot, seuls leurs yeux noirs étincelants parlaient. Julien n’écoutait que d’une oreille les conversations de ses camarades. Le va-et-vient rapide de Djenaba aimantait son regard – de dos, sa fine silhouette souple presque fragile – Puis elle s’approchait des convives « Bon, ce soir c’est notre plat national, le poulet yassa, attention ça pique » – sa façon d’incliner de côté et de relever la tête en parlant -. Il n’aurait su dire pourquoi, il la trouvait différente des autres Africaines, il ne ressentait plus avec elle la distance ethnique, culturelle et de couleur qui mettait jusque là comme un écran entre lui et les autochtones. Pendant ces quelques secondes, il n’avait plus perçu une « Africaine », mais « une jeune femme », comme si, ce qu’irradiait Djen tout naturellement, c’était l’humain au-delà de toute spécificité.
Elle revint chez lui quelques jours plus tard avec une tondeuse qu’elle avait empruntée et des lames de rasoir. Il y avait déjà chez lui un peigne et des ciseaux. Elle avait décidé de faire très sérieusement son travail.
– Asseyez-vous là à la lumière.
Elle met la serviette autour de son cou, coupe les grandes mèches aux ciseaux, ce n’est pas très difficile. Elle a plus de mal avec la tondeuse. Il pousse de petits Aïe ! « Excusez-moi, Monsieur ! ». Elle se demande si elle est encore sérieuse avec cette politesse ou si elle commence à jouer. Elle aborde la finition avec la lame de rasoir, il faut que cette peau blanche soit bien nette dans le cou et autour des oreilles. Elle fignole professionnellement, amoureusement les contours, en silence, elle entend sa respiration un peu saccadée. A la dernière seconde, il saisit sa main qui tient la lame, prend doucement la lame qu’il pose sur la table. La voilà désarmée … Il lui sourit, semble hésiter, la remercie chaleureusement et Djenaba s’envole comme un oiseau.