Le respect de l’amour (4)

Une vie du Sénégal à la France par Djenaba DIALLO & Michel PENNETIER

Suite de l’épisode 3 djebaba

LE RESPECT DE L’AMOUR, Ch.1 «  Le tourbillon » ,

 Le narrateur :

 Les paroles de Djenaba entrent en moi depuis trois semaines, c’est un flux rapide émaillé de tournures percutantes dont j’essaie de restituer quelques unes : «  je gère le mal », «  il faut faire un bisou au lion » ( parlant de la seconde épouse) , «  Les mères déglutissent sur les enfants ce qu’elles ont sur le cœur » ( parlant de sa mère), «  les hommes sont des chasseurs », «  Je peux avoir de la colère, mais je n’ai pas de haine car je comprends chaque être humain et la colère devient pitié » (évoquant les hommes). J’aurais pu enregistrer tout simplement les paroles de Djenaba et en conserver toute la fraicheur. Mais il aurait fallu que je lui impose alors un minimum d’ordonnancement, de respect  de la chronologie ou de la thématique. J’ai préféré faire une partition à quatre mains. J’écoute sa libre parole, j’essaie de visualiser ce qu’elle évoque, les lieux, les personnages et leurs relations et je demande quelques précisions et prends de vagues notes. Puis j’écris une ou deux pages selon ce qui est né dans mon esprit et à chaque séance je lis mon écrit à Djenaba. Tantôt elle me prend dans ses bras et s’écrie : «  C’est exactement ça, tu as tout compris », tantôt elle relève de mauvaises interprétations et me corrige. Je rédige alors une seconde version. Djenaba tient à la vérité factuelle ou du moins à la vérité de sa mémoire. Mais ce qui m’importe le plus c’est de pénétrer dans la vérité de son vécu et d’aller du dit au non-dit, de m’approcher du mystère de son âme. Il me faut devenir Djenaba, revivre ce qu’elle a vécu, saisir la constellation et l’ambiance familiales, le jeu des influences qui ont marqué son enfance,  les traumatismes et leur écho dans sa formation, saisir non seulement son être mais aussi celui des personnes qui l’ont entourée. C’est l’exercice le plus difficile, le plus passionnant. Comment comprendre les sentiments, les relations entre les adultes et les enfants dans une famille polygame ? Comment Djen a-t-elle résisté aux pressions du milieu, au rôle imposé à la femme pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui ou plutôt rester ce qu’elle a été depuis sa petite enfance: tellement elle-même dans sa fulgurante sagesse

Pendant les conversations, elle est assise à côté de moi, elle parle le corps bien droit, la tête haute, légèrement penchée de côté – on pourrait dire, presque orgueilleuse, mais ce n’est pas du narcissisme, ce qu’elle a à dire, c’est la force de sa vérité – elle martèle les mots, cherche l’expression juste, fait jaillir une phrase qui est « la langue Djen », ses yeux brillent dans son joli petit visage et je crois distinguer une larme d’émotion, mais aussitôt elle rit, quelquefois elle se lève, mime une scène avec énergie, elle a un don inné du théâtre, elle interpelle sa mère, assise dans un coin de la pièce, emmitouflée dans un boubou, sa petite mère qui lui répond en un mélange de français et de mandingue ou de peul, et Djenaba s’exclame : «  Tu vois, elle n’avait jamais dit cela, elle a tout gardé pour elle ! ». Au début de nos relations, je voyais Sirandine comme une femme humble et effacée, je savais qu’elle avait été mise à l’écart par son mari au profit de la seconde femme. Elle s’est pliée certes à son destin, mais elle a gardé son énergie intérieure, je découvre peu à peu une personnalité marquée par une sourde et secrète résistance aux conditions qu’impose le destin. Dès qu’elle est en confiance, elle parle autant que sa fille, dans son charabia qu’elle a un malin plaisir à ne pas  rendre trop compréhensible : ça l’arrange. En fait sans en avoir l’air, la « traduction simultanée » nous informe qu’elle bougonne et critique en souriant. Mère et fille ne s’écoutent qu’à peine dans une joyeuse cacophonie, chacune a sa version des choses, mais elles complètent (ou elles reftres.lle du cheptel de ses anc relation avec la firté de notre héront ?)  les histoires au fur et à mesure.

 Il faut revenir à cette grande maisonnée de Dougouké qui est presque un village avec tous ces gens venus on ne sait d’où, les cousins et leurs épouses, tous ces jeunes gens que soutient le père.

  Mohamed n’est présent qu’à la saison des pluies entre juin et septembre. Le reste de l’année, il est en mission sur les chantiers, à travers tout le pays. Amina, la seconde épouse, la femme aimée, l’accompagne en ces pérégrinations. Sirandine, l’épouse mise de côté, est en leur absence la maîtresse de maison. C’est elle qui gère la survie de la tribu. L’argent que lui confie le père ne suffit pas toujours, elle complète avec les produits de son champ. Sirandine travaille, travaille, pile le maïs et le mil des heures durant, manie les grands chaudrons, part au champ,  pioche avec la daba au manche court qui l’oblige à plier le haut du corps profondément vers la terre. Personne à qui se plaindre, surtout pas au mari, encore moins à la co-épouse qui lui répondrait par des coups de bâtons. Sirandine accumule sa rancœur. N’a-t-elle pas apporté à Mohamed  des richesses de son père, des quantités d’or et de bijoux ? Mais de cela il n’est plus jamais question. Elle ne peut manifester sa souffrance qu’à l’être le plus proche et le plus faible apparemment, sa fille ainée Djenaba. Sa souffrance se mue en agressivité contre l’enfant qui l’aide pourtant de son mieux dans ses tâches quotidiennes. Djen est encore si petite et menue qu’elle n’arrive pas à touiller la pâte dans les énormes marmites à l’aide d’une grosse cuillère en bois. Sirandine se fâche, épuisée, nerveuse et frappe l’enfant. Mais Djen aime sa mère, l’admire et la comprend. Elle sait déjà dans son intuition enfantine que  les mères dégurgitent sur leur enfant ce qu’elles ont sur le cœur. Au plus profond, elle ressent pour elle une immense pitié.

 Sirandine a tenté de sortir de cette vie d’esclave. Elle est retournée chez son père à Madina, elle a dit qu’elle ne voulait plus vivre à Dougouké, qu’elle voulait se séparer de son mari. Mais on lui a fait la morale, ce serait un déshonneur pour la famille, une femme n’a pas le droit de quitter son mari et sa famille. Pour Mohamed aussi, quelle honte si on apprenait que sa première femme a fui le mariage.  Mohamed est trop estimé dans toute la région pour que la rumeur publique comprenne une telle décision. Sirandine serait à jamais considérée comme une femme indigne qui n’a pas assumé son devoir d’épouse, qui a fui ses responsabilités par égoïsme, qui a fait un mal impardonnable à un homme si intelligent, si bon, si généreux. Déshonneur, déshonneur pour tout le monde.

 Sirandine est rentrée dans le rang. Au bout d’un an, elle est revenue à Dougouké.  Elle a fait front à l’humiliation, les gens ont pu dès lors constater son courage et son abnégation, elle a su se plier à l’inéluctable. C’est cela qui est pour elle une victoire et non la révolte ou la fuite. La personnalité de Sirandine rayonne alentour, les femmes du voisinage viennent vers elle, lui manifestent leur solidarité. On l’aime et on la respecte. Sirandine est devenue un volcan endormi. Le feu est à l’intérieur, drapé de noblesse. Aucune souffrance n’est sans bénéfice.

«  En Afrique, on dit que les hommes doivent leur fortune à leur première femme, et leur seconde épouse à leur fortune » (Sylvie Brunel dans Le Monde, à propos de son livre « Manuel de guérilla à l’usage des femmes »). Le propos semble bien devoir s’appliquer à Mohamed, le père de Djen. La seconde épouse apparaît comme la bénéficiaire, elle a été choisie, elle est aimée par l’époux, du moins fait-il tout pour la satisfaire, elle est comblée de cadeaux et mène avec lui une vie conjugale régulière.Tout porte à se faire l’image d’une personne intéressée, avare et égoïste, au demeurant, mère peu attentive et Djenaba souligne que l’amour entre les époux n’était pas réciproque. Mais Je ne juge pas les êtres humains, dit Djenaba. Amina l’aimait bien et la petite  était affectueuse avec sa belle-mère. Il faut faire le bisou au lion. L’expression pourrait insinuer qu’il y avait une part de tactique  dans le comportement de l’enfant, une manière de se préserver de la dangerosité de cette femme, puisqu’elle avait tout pouvoir. Peut-être, mais surtout pas dans le sens d’une hypocrisie, c’était plutôt l’ouverture à l’autre et son acceptation quels que soit ses défauts et  ses torts, – aucun être humain n’est entièrement ceci ou cela en positif ou en négatif -. Pas plus qu’elle n’éprouvait du ressentiment à l’égard de sa mère parfois dure avec l’enfant, elle n’éprouvait de la haine pour la « méchante belle-mère » qui semblait la cause des souffrances de sa mère. Elle prenait les êtres comme ils venaient avec tout ce qu’il y avait de tordu en eux et allait au-delà, vers l’humanité de chacun. Tout ce que je fais, je le fais avec mon cœur.

  Djenaba porte une vénération sans borne et l’on peut dire un amour pour son père. Il doit y avoir beaucoup de points communs entre la fille et le père, les qualités de cœur d’abord, l’ouverture d’esprit, la douceur, la tolérance et surtout l’immense générosité allant jusqu’à l’abnégation. Mais toute qualité peut avoir son revers. Etait-ce bien raisonnable d’héberger et de nourrir pendant des décennies une telle quantité d’individus qui ne le méritaient peut-être pas tous, au détriment de l’ambiance familiale et en premier lieu de sa première femme ?

 Cependant peut-on opposer une abstraite raison à la force de la coutume ? Une maison africaine est une maison ouverte, l’hospitalité est un devoir sacré. Mohamed pousse à l’extrême la  vertu de la tradition.

 Sans lui, bien des jeunes n’auraient pu poursuivre leurs études, bien des  filles auraient succombé à l’excision et au mariage forcé. Mais comment s’est-il conduit avec ses propres filles ? Comment résoudre cette flagrante contradiction ? Djen est parfaitement lucide sur son père et ne s’est pas privée à l’adolescence de le mettre en face de ses incohérences :

 – Papa, tu es un handicapé de la gentillesse ! Tu donnes, tu donnes de tous les côtés, tu construis des maisons pour les autres, tu finances les études des jeunes. Maintenant, il n’y a même plus assez d’argent pour le budget familial. Tu as vu Sirandine qui s’épuise au champ ? Et tes enfants qui n’étudient pas ? Tu donnes tes filles à qui tu veux, tu donnes «  parce que tu es généreux », n’est-ce pas ? Parce que tes filles c’est ta propriété comme ton argent ou tes maisons.

 Mohamed ne se fâche presque jamais, même en face de la hardiesse effrontée de sa fille  qui ose contre toute convenance mettre en question le comportement de son père. Quand il est gêné, il se tait et sourit. Peut-être accepte-t-il au fond les reproches de sa fille mais ne veut pas l’avouer. Ou bien y-a-il une part d’indifférence, de mépris et de faiblesse dans sa réaction ? Mon père n’a jamais reconnu mes capacités, il ne me trouve pas intelligente. Il est sûr cependant que Djen a exprimé ses critiques sur le fond de son admiration et de son amour pour son père et que cela, Mohamed a pu le ressentir. Une secrète affinité relie le père et la fille.

Le narrateur 

 Nous savons tous – ou devrions le savoir – que nos idéaux sont souvent en contradiction avec nos préjugés inconscients, nos mesquineries, nos intérêts économiques et sociaux, nos passions, bref, comme dirait Montaigne, notre misérable condition humaine. La générosité de Mohamed c’était aussi sa façon d’exercer un pouvoir et de gagner en renommée. Le puissant se doit d’être généreux : plus tu donnes et plus tu es puissant et respecté. Toute l’éthique africaine et musulmane va dans ce sens. Quant à ce qui se passe dans la sphère privée et donc secrète, on peut y être moins regardant – même si  les préceptes de l’Islam visent  la pureté dans le secret du cœur, mais cela est beaucoup moins perçu et bien plus difficile à exercer. Nous venons au monde avec notre potentiel humain, mais celui-ci s’inscrit dans une société, nos défauts sont nôtres mais – et cela n’est pas une excuse – ils sont aussi ceux de notre société. Mohamed, cet homme éclairé et foncièrement bon, a suivi aveuglément la pente naturelle de sa société en ce qui a concerné les femmes et les enfants.

 

Les règles sociales sont toutes-puissantes en Afrique. On ne peut affronter directement les préjugés et les coutumes. «  Il faut s‘améliorer », disait le père parlant de la coutume de l’excision. Mais il ne pouvait pas contrevenir à la tradition, il devait partager l’éducation avec sa sœur. En effet, dans une famille africaine, la tante du côté paternelle est supérieure au père en ce qui concerne une fille. La tante a voulu suivre la tradition et le père ne pouvait s’y opposer.

 

A suivre