Une vie du Sénégal à la France par Djenaba DIALLO & Michel PENNETIER
Mohamed se promène dans la rue. Il porte une belle ceinture à la taille et une montre de valeur au bras. Un individu l’aborde : « Mohamed, quelle magnifique ceinture ! Regarde, moi, je n’ai que cette ficelle pour tenir mon pantalon. » Mohamed donne sa ceinture et rentre à la maison en tenant de ses mains son pantalon. Mais avant d’arriver, il a donné sa montre à un autre quémandeur.
Mohamed est relativement aisé, il ne supporte pas de regarder la misère autour de lui sans réagir. Il achète régulièrement des sacs de céréales pour ses voisins.
Force de la bonté. Sa propension innée à l’empathie lui fait ressentir toute souffrance, tout désarroi de l’autre. Il ne laisse personne sans secours. Des fillettes qui refusent l’excision, des jeunes femmes qui ne veulent pas d’un mariage forcé trouvent refuge chez lui, il aide des jeunes du village à poursuivre leurs études et s’opposent aux punitions corporelles.
Bonté et faiblesse, où est la frontière ? Mohamed est entièrement sous la coupe de sa seconde femme, celle qu’il a choisi par amour, la forte femme qui porte la culotte dans la famille et qui met à l’écart ses rivales ou les réduit au silence. Le mari ne s’y oppose pas.
Et qu’a-t-il fait pour s’opposer à l’excision de sa propre fille ? Il est sans doute plus facile d’être bon et généreux dans le monde extérieur qu’à l’égard des proches.
Djenaba dessine un grand arbre dont les branches chargées de fruits s’épanouissent de tous côtés. Tu vois, nous, nous étions au pied du tronc près de Papa, mais les fruits tombaient plus loin pour les autres.
La famille n’est pas restée longtemps à Sanbran où la vie devenait de plus en plus difficile à cause de la sécheresse. Les femmes devaient aller très loin chercher de l’eau. Sirandine s’en souvient quand on en parle. Elle se lève alors et fait mine de mettre une calebasse sur sa tête et dit en son français tout juste esquissé : « Marcher, marcher … longtemps, longtemps … le puits … pas d’eau, attendre longtemps la nuit, pas dormir … l’eau vient un peu le matin … et marcher encore ».
Le père installe sa famille paternelle à Niokolo, une ville au bord d’une rivière et fait construire une grande maison à Dougouké pour ses femmes et ses enfants. Quant à Djenaba qui va sur ses cinq ans, elle est mise en pension chez une tante à Kunbata, une grande ville où il y a des écoles. Jusque là, elle vivait au sein de la grande famille à Sanbran, allant souvent auprès de la grand’mère aimée ou bien on l’emmenait dans la famille mandingue de sa mère, à Madina, un village non loin de Sanbran.
Quand elle arrivait à Madina, et plus tard encore quand elle y revenait pendant les vacances, elle était reçue par des cris de joie.
Les femmes chantaient :
« Djenaba … Djenaba Diallo est arrivée
Le bateau accoste … C’est Djenaba qui arrive
L’avion atterrit … C’est Djenaba qui arrive
La voiture s’arrête … C’est Djenaba qui arrive »,
Comme si l’on savait qu’un esprit bienfaisant allait éclairer la famille. Son jeu préféré avant cinq ans, c’était la cuisine : disposer trois pierres comme pour le feu traditionnel, poser une casserole, y mettre un peu de sable à l’aide d’une petite calebasse en forme de cuillère, mélanger avec des herbes, ajouter de l’eau. Elle avait intégré son rôle de femme pour le reste de sa vie. La cuisine ! Djenaba n’avait pas fini de la faire.
Il régnait une certaine aisance dans la famille mandingue. Le père de Sirandine avait trouvé de l’or sur le territoire. Il mettait les pépites dans des cornes de boeufs qu’il cachait au fond de l’un des greniers familiaux, ces petites cases carrées à toit conique qu’aucune personne en dehors de lui ne devait ouvrir. Il pouvait acheter du bétail en quantité. A sa mort, les frères et demi-frères, se sont disputés, ont dilapidé la fortune. Sirandine n’en a rien eu. Il lui reste un troupeau qu’on lui vole plus ou moins depuis qu’elle a quitté le village. Les autochtones n’ont plus le droit de chercher de l’or dans la région. C’est une société chinoise qui s’en occupe, à son seul profit.
Durant ses cinq premières années, de partout est venu l’amour vers Djenaba, de sa grand’mère paternelle d’abord, de sa mère, de sa famille maternelle mandingue aussi. L’image du père s’est fixée à cet âge et restera pour toute la vie, un modèle de perfection humaine. C’est tout cela qui fait la force intérieure de Djenaba.
Je suis comblée de moi-même et je n’envie personne. Je ne suis pas fière de ce que je suis, mais il m’arrive parfois d’être fière de ce que je fais.
« Myata miatja Maman !!! » ( je ne veux pas quitter ma grand’mère Khadijatou) Ce sont les cris et les pleurs de la fillette quand on lui dit qu’elle va partir pour Kunbata, comme si elle avait la claire vision de l’arrachement à l’amour et au bonheur de la petite enfance, comme si elle savait qu’elle allait être confrontée aux souffrances inhérentes à la vie dont elle avait toujours eu le pressentiment dès la naissance.
Les petits enfants ressentent tout. Il faut leur parler et leur expliquer tout ce qui se passe. Il ne faut rien leur cacher ( Djenaba n’a jamais lu Françoise Dolto, ni entendu parler d’elle!) .
Les membres de la famille font bon accueil à la fille aînée de Mohamed. La tante est affectueuse, vive, mais l’éducation des enfants est rigoureuse, le mari est un ami et collègue de son père travaillant pour l’ONU, comme lui un homme éclairé et doux. La famille vit dans l’aisance, à l’européenne dans un grand appartement. Mais il y a la situation que l’on fait aux petites filles dans une famille africaine, à plus forte raison quand il s’agit d’une « pièce rapportée ». Ce sont de petites servantes auxquelles on peut tout demander. Dans le voisinage, elle voit des enfants mourir et si elle pleure en secret – Il faut tout garder pour soi – ce n’est pas sur elle-même, mais sur le sort de tous ces enfants autour d’elle. La vie est faite de blessures, c’est un tourbillon incompréhensible. Elle ne peut plus dans sa solitude intérieure que reporter son amour sur la jolie poupée dont on lui a fait cadeau à son arrivée. Elle a la nostalgie du village, de l’espace, de la beauté verdoyante du paysage à l’hivernage, des manguiers et goyaviers chargés de fruits dans la cour, et plus que tout de sa grand’mère Khadjatou, du son de sa voix, de l’émerveillement à l’écoute de ses paroles. Elle n’était pas seule alors, la grand’mère était la porte sur le monde et elle écoutait et répondait aux questions de l’enfant. Mais Djen était trop petite alors pour que la grand’mère, comme c’était son rôle dans le système éducatif africain, lui transmette les grands secrets de la vie, la sexualité, le rôle de la femme et comment se défendre des insistantes sollicitations des hommes. Djen a dû l’apprendre toute seule dans sa solitude, avec ses seules armes, celles de sa puissance intérieure au sein de la fragilité de la condition féminine. La grand’mère est partie trop tôt. Le manque creuse l’âme. L’enfant se tient timide et réservée ouvrant ses grands yeux mélancoliques sur le va-et-vient incessant des adultes qui passent dans la maison. Solitude au milieu des gens, personne qui fasse attention à ce qui se passe en elle.
Dans la famille on parlait souvent français, Djenneba entre donc à l’école sachant cette langue si bien qu’elle apprend facilement à lire et à écrire. Elle aime l’école et est une élève sage et attentive que l’enseignant n’a pas lieu de punir, un homme sévère qui fait pleuvoir les punitions corporelles sur les autres élèves. Un jour, un collègue de l’instituteur passe dans la classe et remarque le fin visage de la petite Djenaba où passe fugitivement les émotions, puis il dit à son collègue : « Cette petite là, il ne faut pas la punir, elle est trop sensible. »
J’avais des copines qui souffraient beaucoup dans leur famille. Je sentais le malheur, mais je rebondissais. Rien n’est jamais acquis.
Dans le salon, Djenaba est en train d’épousseter les meubles avec un chiffon. Sa tante entre avec deux femmes âgées du voisinage. Assises sur le canapé, elles ne parlent pas, enveloppées dans leur dignité de matrones comme si un événement solennel allait se produire. Elles jettent des regards entendus vers la fillette.
– Djenaba ! Viens voir ici !
La fillette s’approche, baissant la tête, intimidée par le regard sévère de ces femmes. Elle s’aperçoit que sa tante à les yeux mouillés de larmes.
– Tu es une grande fille maintenant.
La tante prend tendrement sa tête entre ses mains, caresse ses oreilles.
– Tu vas aller avec ces dames chez quelqu’un qui fait de petits trous dans les oreilles. Comme ça tu pourras porter de jolies boucles d’oreilles, tu vois, comme moi, tu seras belle.
Mais pourquoi pleure-t-elle pour une chose si banale ? se demande Djenaba
Les femmes se lèvent, rabattent leur voile sur la tête avant de sortir. L’une d’elle prend fermement la main de la fillette. On traverse des rues, on arrive dans un quartier pauvre fait de bicoques en tôles, des enfants jouent dans la poussière de la ruelle où coule l’eau sale des cuisines. Il est des instants de l’enfance où l’esprit interrompt son ronronnement habituel, comme paralysé de stupeur par l’appréhension de l’inouï. Le cerveau de Djenaba n’enregistre que les perceptions immédiates, l’ombre et le soleil, la puanteur de la ruelle, l’arrière-train volumineux enveloppé de tissus colorés des matrones qui marchent devant elle. On s’arrête devant une misérable cabane, on pousse une porte branlante … des toilettes. Une autre vieille femme sort de la bicoque en face, un petit sachet à la main. Les femmes saisissent la fillette aux aisselles, aux jambes, la couchent sur le sol nauséeux des toilettes, lui enlèvent son slip. Celle qui vient d’arriver sort une lame de rasoir du sachet et se penche vers le sexe de l’enfant, le rasoir à la main. Un éclair dans le cerveau de l’enfant. Elle comprend … elle ne comprend pas … elle savait … elle ne savait pas. Elle se débat, son petit corps se tord, elle hurle. Les femmes serrent de leurs grosses mains de plus en plus fort les membres graciles. La lame tranche, mais non à la racine comme c’était prévu mais à la moitié du clitoris, car l’enfant a trop bougé. Il y a trois sortes d’excision, la mienne fut la plus légère. Le sang coule le long des cuisses. La femme prend un bout de gaze qu’elle imbibe d’alcool, tamponne la plaie. Ce n’est rien par rapport au noir absolu de la souffrance qui avait envahi l’esprit au moment de la coupure. Souffrance ? Etait-ce cela, cet innommable ? A partir d’un certain degré, le cerveau n’enregistre plus, c’est une sidération. C’est après seulement que le cerveau peut lire de nouveau les sensations, les intolérables picotements, la fièvre avec un début d’infection. Puis cela passe, c’est normal, c’est la vie, c’est la coutume, c’est le sort des femmes. Une mutilation pour la vie.
A suivre