— Par Roland Sabra —
Comment tisser du neuf avec une trame usée jusqu’à la corde ? Voilà la gageure que relève avec brio la mise en scène de Dominik Bernard du texte de théâtre « Congre et Homard » de Gael Octavia, la jeune auteure dramatique née en Martinique. La sempiternelle trilogie mari-épouse-amant est déclinée sous les habits d’une fable animalière aquatique, celle du Congre du poulpe et du homard d ‘après une légende catalane racontée à l’auteure. Il paraitrait que le congre accompagnerait le homard qui lui servirait d’appât dans sa recherche de poulpe dont il se nourrit. Le homard sort du rocher, le poulpe s’avance pour le dévorer, mais le congre plus rapide surgit et se fait un festin du poulpe.
C.(ongre). convoque dans un restaurant désert H.(omard) pour une confrontation directe sans la présence de l’intermédiaire P.(oulpe) qui les réunit. H. interprété en finesse et en retenue par Joël Jerdinier ne sait d’abord rien du motif de la convocation. C. avec Dominik Bernard en puissance et en force dans le rôle, apparaît comme un manipulateur dont la perversité tient à la position de savoir qu’il détient face à H.(omard). Mais le monopole de ce savoir qu’il lâche, ou plutôt qu’il jette à la figure de l’amant, une fois perdu le fera apparaître comme ce qu’il est , à savoir un mari trompé destitué d’une position qu’il croyait à jamais acquise par les artifices d’un virilisme conquérant et quelque peu agressif, cette maladie infantile de la masculinité. Le machisme affiché va s’avérer n’être que le dérisoire paravent d’un vide existentiel. Sa position sociale, artisan pêcheur, c’est-à-dire être son propre maitre, son propre patron ne lui sera que de peu d’utilité face à un jobeur-chômeur. Il se retrouvera désarmé face à l’affirmation d’une autre façon d’être homme, faite d’attention, de tendresse, de questionnement et d’acceptation d’une certaine fragilité, que celle-ci soit sociale, professionnelle ou plus surement constitutive d’une construction identitaire toujours en mouvement.
L’écriture théâtrale de Gaêl Octavia, joue avec un réel talent de l’opposition de ces deux personnages. Elle use avec bonheur des retournements de situation, des renversements de rapports de force dans un huis clos palpitant et haletant de bout en bout. Elle est aidée dans ce travail par la lecture de Dominik Bernard qui a su mettre en valeur la dimension dramatique de l’affrontement psychologique sous-jacent à la rencontre de l’amant et du mari. On est à mille lieu du vaudeville et pourtant on s’amuse et l’on rit de la comparaison de ces deux visions de la masculinité. Mais surtout on comprend en filigrane que l’épouse fatiguée d’un virilisme, cache sexe ou cache misère, c’est du pareil au même, puisse avoir quelques penchants pour un amant qui joue sur un tout autre registre.
Un autre intérêt de ce travail est qu’il s’inscrit dans une réalité caribéenne, décrite en son temps par le psychanalyste de Guadeloupe Jacques André, comme en témoigne la scène finale où les deux hommes, après de multiples rebondissements finissent par trinquer avec des verres de rhum. Comme si les femmes n’étaient que des traits d’union entre les hommes et n’avaient somme toute pas plus d’importance que cela. La rivalité masculine tempérée par un lien de type homosexuel éviterait la violence entre mâles en la reportant sur les femmes…
Les rares faiblesses du spectacle reposent sur l’utilisation, ici en Martinique, de micros par les comédiens qui métallisent les voix, les déshumanisent en décharnant les propos. Le méchant prétexte évoqué, à savoir que l’ensemble du propos ne pourrait être que le rêve d’un des protagonistes semble bien léger pour justifier cet usage. En quoi les rêves devraient-ils être mis à distance, et de cette manière la? L’utilisation de la vidéo en fond de scène est comment dire ? Incongrue ? En tout cas elle apporte peu à la lecture de la pièce. Le sentiment d’étouffement de ce huis clos est dû au texte, à son interprétation et il n’a nul besoin d’un artifice scénographique pour être restitué. Lors de la première en Martinique Dominik Bernard, confronté à un petit problème de voix, suite à un refroidissement, a semblé forcer son talent. On est passé du coté de l’excès, limite avec laquelle il flirtait déjà à Avignon.
Ces quelques réserves sont de peu de poids face au plaisir qu’offrait ce travail de qualité. Le public venu en nombre à chaque représentation a manifesté son approbation par des applaudissements nourris et mérités.
Fort-de-France, le 02/02/2012,
Roland Sabra