—Par Selim Lander —
Pour la quatrième année consécutive le Centre International des Arts en Mouvement, basé à Aix-en-Provence, organise un festival du « nouveau cirque » qui réunit des circassiens souvent prestigieux. Ci-dessous un bref aperçu de cinq de leurs spectacles.
Circo Ripopolo : A Rovescio
Où est passé Carlito?
Gabriele et Jiancarlo sont deux employés de cirque. Pendant la représentation, ils sont chargés de changer les accessoires, nettoyer la piste, etc. Entre deux numéros, n’ayant rien de particulier à faire, ils s’affairent à leur manière. Leurs spectateurs sont installés dans l’arène qu’ils ont posée derrière un minuscule chapiteau censé représenter le « vrai cirque ». Spectateurs ou voyeurs ? La réussite de ce spectacle est là tout entière : ces deux clowns d’un nouveau genre ont l’air tellement fatigués, tellement peu présents à ce qui se passe en dehors de leur petit monde, leurs « numéros » sont tellement dérisoires qu’ils parviennent par moment à nous faire oublier leur qualité d’artistes authentiques. Sous l’appellation « nouveau cirque » se cache beaucoup de choses différentes. Ici, on pourrait parler de cirque « contemporain », au sens du « n’importe-quoi et du presque-rien » que l’historien de l’art Jean Clair donne à « l’art contemporain ». À ceci près que ce qui, chez J.Clair, est noté dans une intention péjorative se révèle ici d’une fécondité inattendue. Gabriele et Jiancarlo nous entraînent avec eux dans leur délire minable sans que nous soyons tentés de leur échapper.
Et Carlito ? C’est le nom du petit animal qui fait partie de leur numéro, sauf que, bien sûr, nous voyons tout de suite qu’il ne faut pas s’y fier. Pourtant il n’y a pas de magie, pas de trucage dans A Roviesco (« À l’envers », sans doute parce que les spectateurs sont du côté de l’envers du décor).
« N’importe-quoi et presque-rien » ? À la différence de l’art contemporain, où quelques commissaires d’exposition suffisent pour bâtir le succès d’un plasticien, les artistes du Cirque Ripopolo (« repeupleur ») encourent la sanction immédiate du public. Aussi leur « n’importe-quoi » n’est-il pas vraiment n’importe quoi et leur « presque rien » est-il bien moins vide qu’il n’y paraît.
Compagnie Ieto : L’instinct du déséquibre
Le ballet des balais
Deuxième spectacle de cette compagnie originaire du Sud-ouest qui a déjà connu le succès avec Ieto, créé en 2008, qui a beaucoup tourné, y compris à l’étranger. La compagnie ne comprenait alors que deux garçons jouant avec de grandes planches pourvues de pieds aux extrémités, comme des bancs très longs et très bas. Les planches sont toujours là dans L’Instinct du déséquilibre, mais les pieds ont disparu, ce qui rend encore plus difficile de les faire tenir en équilibre vertical. Heureusement, la compagnie s’est agrandie avec désormais trois garçons et une fille. Elle s’est également étoffée en accessoires avec des barres droites, une barre courbée en arc et des balais.
C’est d’ailleurs par eux que le spectacle commence, de ces balais très larges et destinés à nettoyer de grandes surfaces ; ils servent ici à pousser la base de la planche en variant la poussée de manière à la faire tenir à la verticale ; on peut aussi s’en servir pour pousser un des acrobates munis des chaussures suffisamment glissantes. Il peut arriver encore que la seule fille de l’équipe s’installe tout en haut de la plus grande planche pendant que ses partenaires s’efforcent de la maintenir en équilibre. Ils se disputent un peu, toujours, gentiment et tout se passe bien. Le meilleur moment est celui où la troupe armée de trois madriers, d’une planche et (pour le fun) d’une bouteille font et défont sur un rythme accéléré un tremplin sur lequel ils réalisent tour à tour des saltos arrière.
Le Poivre Rose
Les seaux s’entrechoquent
Par une compagnie venue de Belgique (Wallonie-Bruxelles) qui pratique une sorte d’humour vache avec un garçon souffre-douleur qui se retrouve la tête dans le seau plus souvent qu’à son tour, ce qui ne l’empêche pas de monter et de descendre au mat chinois, une petite « Mademoiselle » qui sert de boniche à tout le monde, qui présente en solo un exercice de tissu aérien et qui non contente de porter, au sol, sa partenaire doit encore porter, au trapèze, le m’as-tu-vu de la bande, lequel n’est d’ailleurs pas manchot non plus sur une corde lisse. Et j’allais oublier la « Madame » dont on ne voit pas bien ce qu’elle fait-là, en dehors de quelques pas de danse et de commander « Mademoiselle ».
Comme dans le spectacle précédent, et plus encore, les artistes de la compagnie Le Poivre Rose sont également des comédiens qui inscrivent leurs performances dans une trame théâtrale. Ce n’est pas pour rien que les compagnies relèvent dans leurs effectifs, à côté des circassiens, un metteur en scène et des créateurs musique, lumières et costumes (ce dernier seulement chez Poivre Rose).
Compagnie Chaliwaté : Jet Lag
Le voyageur impatient
Autre troupe belge, la compagnie Chaliwaté combine le mime, l’acrobatie au sol et le théâtre d’objets. Dans Jet-Lag, le transport aérien est le prétexte du spectacle, comme l’indique le titre. Cette histoire sans parole, raconte les mésaventures d’un voyageur aérien stressé et maladroit. Un morceau de carlingue est reconstitué avec quatre sièges. Assez pour les trois « comédiens » (muets) qui participent à cette pièce : un protagoniste qui accumule les maladresses et deux comparses qui jouent le plus souvent, eux aussi, les passagers. Le plus souvent mais pas toujours, comme dans les deux séquences les plus savoureuses. D’abord celle où le passager traverse le « PIF » (poste d’inspection-filtrage) : ignorant de la chose, il ne comprend pas quand l’agent de sûreté aérienne écarte les bras pour l’inciter à en faire autant, et il se jette dans ces bras qu’il a jugés accueillants, prenant l’agent tellement au dépourvu qu’il le laissera passer sans l’examiner davantage. Ensuite celle du cockpit où les instruments de navigation, au-dessus des pilotes, sont remplacés par des salières et poivrières en bois fixées sur un bout de bois.
Si ce spectacle emporte moins l’adhésion que les autres, c’est parce qu’il lui manque des performances physiques impressionnantes. Il y a certes, pas mal de contorsions sur les sièges de l’avion mais rien de vraiment spectaculaire. Et les mouvements de danse esquissés par moments sont loin d’être parfaitement exécutés.
Compagnie Les Objets volants : Liaison carbone
Noir-blanc-rouge
Rien de plus fascinant, au cirque, que les numéros de jonglage. La compagnie Les Objets volants, qui naquit à Reims la dernière année du siècle dernier, jouit d’une solide réputation entièrement méritée à voir sa dernière production qui nous a émerveillé (presque) de bout en bout. Cinq jongleurs dirigés par Denis Paumier enchaînent des numéros qui se distinguent autant par leur beauté plastique que par leur virtuosité, dans les solos et, plus encore, dans les ensembles. Ils maîtrisent avec grâce les accessoires traditionnels du jongleur : balles, anneaux, différentes sortes de massues, diabolo. Leurs numéros sont entrecoupés – ou accompagnés – par des séquences purement visuelles au cours desquelles ils dessinent dans l’espace des figures qui se recomposent sans cesse, chaînes d’anneaux, voire même banc de poissons (avec les massues).
A côté de la musique, la lumière joue ici un rôle essentiel pour faire ressortir les « objets volants », blancs ou rouges, sur fond noir. Le titre, Liaison carbone, est directement évoqué par de grosses boules rouges ; agglomérées par 10, elles composent une figure en trois dimensions qui ressemble au noyau d’un atome (pas nécessairement de carbone !)
Le pénultième numéro, un jonglage qui incorpore des cylindres métalliques autour servant de rail pour des balles rouges est le seul point faible du spectacle, heureusement compensé au final par une interprétation éblouissante du prélude en do de Bach aux tubes musicaux (boomwhackers).