—Par Karfa Sira Diallo —
Il est regrettable que les réactions à la déclaration de François Hollande hiérarchisant les crimes contre l’humanité, au 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, n’agitent finalement que le microcosme politique hexagonal.
Après la vigilante lettre ouverte de la chanteuse et citoyenne Joelle Ursull, ce ne sont en fin de compte que des originaires d’outre-mer qui s’étripent sur le sens d’une telle déclaration. De Serge Romana (président du CM98) à Serge Letchimy (député et président de la Région Martinique), en passant par Goerge Pau-Langevin (ministre de l’outre-mer) et Elie Domota (secrétaire général de l’UGTG), ce sont des descendants d’africains de la diaspora qui gardent précieusement la mémoire du continent, la mémoire de la créolisation et du métissage de l’humanité.
On peut s’en réjouir tout en s’interrogeant sur le changement paradigmatique que cela suppose et en regrettant l’absence des africains sur un débat qui est au cœur des enjeux identitaires de l’actuelle mondialisation. Les africains auraient ils oublié ou ignoreraient ils la saignée humaine de la traite négrière occidentale et les expérimentations portugaises de l’esclavage dans l’Atlantique Sud.
Quoi qu’apparemment divisées sur le sens des propos présidentiels (le président Hollande avait déclaré le 28 janvier dernier que « « La Shoah est le plus grand crime, le plus grand génocide, jamais commis»), les différentes personnalités qui se sont exprimées sur la question illustrent de persistantes frustrations, dont la concomitance, avec les événements autour l’attentat de Charlie Hebdo, n’est pas innocente.
Au risque de surprendre, je dirais qu’il s’agit là encore de cette logique de dépendance symbolique que la République maintient vigoureusement autour de nos indignations. Fixant les lieux et les espaces de nos émois et régnant ainsi sur nos imaginaires et nos modes d’action.
Le président François Hollande a pêché plus par maladresse politique que par conviction. L’idée que la Shoah soit le crime suprême, structurant l’ensemble de la politique publique mémorielle, les stratégies d’intégration socio-politiques et la diplomatie française n’est ni nouvelle, ni choquante, en vérité. Et le pire c’est qu’elle a de beaux jours devant elle vu l’ampleur des réactions qu’elle peut encore déclencher. Mal posé ou insuffisamment approprié, le problème mémoriel français continue de générer un savoir émotionnel obsédé par une mémoire de la Shoah qui a réussi à s’ériger comme modèle incontournable de lecture des tensions républicaines.
Le plus étonnant donc n’est pas que François Hollande ait tenu un tel discours. Après « le discours de Dakar » de l’ancien président Nicolas Sarkozy, c’est la vulgate partagée que l’Afrique et ses descendants restent dans l’arrière-cour, du meilleur comme du pire, de l’Histoire. La mémoire encore chaude non pas de l’esclavage, mais des frustrations consécutives aux injustices mémorielles républicaines, n’a pas tardé à s’exprimer entraînant une chaîne de pseudo-justifications et de volonté d’apaisement qui cache mal nos insuffisances et nos faillites. Effervescente et tyrannique, cette mémoire réactive et émotionnelle porte les séquelles de la blessure et de la défaite, encore virulentes, à l’assaut de nos orgueils.
Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil dans le rétroviseur pour s’apercevoir que ce sont nos divisions conscientes ou inconscientes et nos incapacités à repérer et traduire, d’une manière équitable, les enjeux de citoyenneté, d’intégration et de fraternité, que portent nos mémoires, qui ridiculisent nos mobilisations et les font s’échouer sur les plages désolées de l’exclusion ou de l’exclusivité. C’est selon l’agresseur du jour!
Blanchissant, embellissant ou noircissant outrageusement notre histoire, mesquins, cyniques ou falots, nous dissertons à merveille, excellant dans la manipulation des souvenirs et des tranches de vie, choisissant dans le sac des plaintes les bourreaux réels ou imaginaires que nous investissons d’un pouvoir sans limites.
S’armer de mémoire jusqu’au bout des orteils ne saurait ainsi se limiter à réagir à l’actualité et aux déclarations incendiaires des uns et des autres. Un diagnostic sans complaisance des enjeux autrement explicatifs et cruciaux que nous négligeons et dont la quotidienneté et la proximité sont complètement dédaignées par les acteurs et personnalités que cette déclaration présidentielle mobilise aujourd’hui. Cette archéologie mémorielle se doit d’arpenter les lieux, consigner les moments et dessiner des portraits robustes, pugnaces mais unificateurs et apaisants d’une pensée et d’une action politique intransigeantes sur ses forces et ses failles.
Qu’il s’agisse de la traite négrière orientale, des responsabilités africaines, de la commémoration de l’esclavage (très peu célébrée en France même et ignorée dans la plupart des pays africains), de la persistance des rues honorant des négriers, nombreuses sont les problématiques politiques que nous contournons, taisons ou étouffons au nom de la vieille, éculée et contre-productive tactique héritée de l’ère révolue des rebelles ou révolutionnaires.
Parce que « le bourreau » et la « victime » sont traversés d’une commune culture, il nous faut l’’intelligence de faire du rapport mémoriel un rapport apaisé et serein car fondé sur la vertu. Héritiers d’une mondialisation dont la violence s’abat sur tous en n’épargnant ni bourreau ni victime, c’est la fréquentation en « guerrier de l’imaginaire » des lieux de mémoire, pour y fouiller ce qui en nous perpétue le crime, qui peut nous sauver par la transmission de ces précieuses « armes miraculeuses » que vantait Aimé Césaire.
En vérité, l’alternative incontournable c’est comment fédérer face aux violences du monde ? Comment créer un idéal mobilisateur dont la mémoire sera le centre générateur ? Pour cela il faut corriger voire forcer les sens interdits de la mémoire tels que dessinés par le président français. Cette hiérarchie dressée ne doit ni nous égarer ni nous divertir ni nous diviser. Nous savons ce que nous devons à la mémoire de la Shoah, ses peines et ses souffrances tout autant que sa contribution essentielle à la nomination du crime, de tous les crimes. Nous présupposons également ses fidélités handicapantes et ses instrumentalisations illusoires. Comme toutes les mémoires.
Si nous haïssons tant les hiérarchies et discriminations, c’est le sentiment que ce sont des barrières à la communication entre les communautés et les peuples. Dans nos cris et revendications, voyez plutôt une candidature, certes irritée et inquiète, une candidature de la fraternité.
En restituant la mémoire de l’africain, dans sa dimension humaniste et progressiste, il s’agit de rétablir les potentialités de dialogue avec les autres. Tous les autres. A la façon d’un rite c’est-à-dire avec émoi et respect, produire un sens à la jonction indispensable entre notre passé et notre présent. C’est aussi se mobiliser pour d’audacieuses politiques publiques mémorielles comme autant d’instruments qui permettent de repenser nos identités et de donner de la conscience historique à la jeunesse. Une force nouvelle appuyée sur nos fraternités, basée sur une pédagogie de la diversité qui assume cependant nos spécificités revendiquées.
Il revient ainsi à la mémoire, pour la liberté et la dialogue entre les peuples, d’imaginer, d’inspirer et de diriger l’action politique émancipatrice. Exorcisée, dissipée et vaincue, la concurrence mémorielle devient ainsi cette plaie purulente et répugnante tenue aux lisières de nos fraternités.
Karfa Sira DIALLO
Président de la Fondation du Mémorial de la traite des noirs
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