Se tient à la Fondation Clément au François, sans doute la plus belle exposition jamais organisée en Martinique.
— En guise d’introduction par Roland Sabra —
Fin avril 1941 le vapeur Capitaine Paul Lemerle arrive enfin dans la baie de Fort-de-France un mois après son départ de Marseille avec à son bord trois cents cinquante intellectuels européens pourchassés par le nazisme triomphant. Le bateau a vingt ans d’âge, poussif il est au deux tiers de sa vie. Il ne dispose que de sept couchettes réparties entre deux cabines. Les passagers s’entassent dans les cales sans air ni lumière sur des lits de fortune, ou ce qui en tient lieu, des grabats plutôt. Qui y-a-t-il parmi cette « racaille » selon les termes employés par la police »collaborationniste » de Marseille ? André Breton, Claude Levi-Strauss, Victor Serge, Anna Seghers, Wifredo Lam, des artistes, des savants, des communistes, des juifs, des anarchistes, des républicains espagnols. Une fondation étasunienne l’ »Emergency Rescue Committee » (ERC) est chargée par son gouvernement de sauver les personnalités intellectuelles menacées par l’hitlérisme qui en échange accepteront d’offrir à la grande Amérique le service de leur savoir. Une filière a été mise en place à partir de Marseille. Elle permettra d’exfiltrer, dirait-on aujourd’hui, les peintres Max Ernst, André Masson, Marcel Duchamp Jean Hélion. Bien d’autres, comme Marc Chagall, voyageront eux aussi sur le Capitaine Paul Lemerle.
Ils ont quitté à Marseille des policiers vichystes, pour retrouver à Fort-de-France des militaires pétainistes. Le capitaine du navire les avait prévenu « la Martinique est la honte de la France ».Sitôt débarqués ils sont conduits au camp de concentration du Lazaret, à la Pointe Rouge, aux Trois Îlets. Les titulaires d’un passeport français seront autorisés à traverser la baie pour se rendre à Fort-de-France avec obligation de rentrer à 17 heures. Pour André Breton se sera un peu plus compliqué mais il obtiendra tout de même le droit de s’installerdans un hôtel à Fort-de-France avec femme et enfant. A la recherche d’un ruban pour sa fille Aube rue Schoelcher il entre dans une mercerie et découvre dans la vitrine entre un recueil catholique et un magasine militaire une revue inconnue qui porte le nom de « Tropiques ». Il l’ouvre, reconnaît le nom d’un Martiniquais qu’il a croisé à Paris à la Revue Légitime Défense. C’est celui de René Ménil, un marxiste engagé dans le courant surréaliste. Et puis il tombe sur un texte signé d’un inconnu et qui va produire chez lui un véritable effet de sidération : « Je n’en crus pas mes yeux : ce qui était dit là, c’était ce qu’il fallait dire, non seulement du mieux mais du plus haut qu’on pu le dire ! Toutes ces ombres grimaçantes se déchiraient, se dispersaient : tous ces mensonges, toutes ces dérisions tombaient en loques : ainsi la la voix de l’homme n’était en rien brisée, couverte, elle se redressait ici comme l’épi même de la lumière. Aimé Césaire, c‘était le nom de celui qui parlait. »1
Breton ne repartira vers New York qu’un mois plus tard. Il aura eu le temps de rencontrer Aimé Césaire, de lui présenter un peintre espagnol d’origine cubaine, recueilli à Paris par Pablo Picasso après avoir fui la dictature franquiste en 1938. Il né d’un père chinois et d’un mère métisse africaine et espagnole. Peintre reconnu il a déjà présenté ses œuvres dans une exposition personnelle à la Galerie Pierre (Loeb). Il s’appelle Wifredo Lam. Une amitié sans faille, indéfectible va se nouer entre le peintre et le poète qui dira avoir éprouver« un coup de foudre » lors de leur rencontre. Il lui offre un tiré à part du Cahier d’un retour au Pays natal que celui-ci privé de passeport étasunien emportera précieusement à Cuba où il sera traduit par Lydia Cabrera, préfacé par Benjamin Teret et illustré en couverture par ses soins, prémisses d’une collaboration future exposée à la Fondation Clément : « Annonciation ». Il emportera aussi comme souvenir une fameuse promenade, au cours de laquelle les Breton, les Césaire, les Lam et André Masson furent éblouis par la beauté du gouffre d’Absalon2 . Ce sera le motif de son tableau le plus célèbre, « La jungle » longtemps exposé au MoMA (Musée d’Art Moderne de New-York), tout près du non moins célèbre « Guernica » de Picasso. Cette proximité géographique des deux œuvres n’est qu’une illustration d’une proximité intellectuelle, picturale, et politique bien plus grande. Picasso considère Lam comme « un de [ses] parents, un primo, un cousin » à qui il déclare « Je ne me suis jamais trompé sur toi. Tu es un peintre. C’est pour cela que j’ai dit la première fois que nous nous sommes vus que tu me rappelais quelqu’un : moi »3.
Alors est-ce Breton, hypothèse peu probable compte tenu de l’inimitié naissante à cette époque entre le fondateur du surréalisme et le déconstructeur de l’art pictural, qui mit en relation Césaire et Picasso ? Est-ce Pierre Loeb auteur d’une conférence sur « La peinture et le temps présent » au lycée Schoelcher en mai 1945 ? Est-ce Michel Leiris, un familier du peintre catalan ? Peu importe. Dés octobre 1947 des échanges épistolaires ont lieu à propos d’un projet de monument en mémoire de l’esclavage que devait réaliser Picasso à Fort-de-France et qui ne se fit pas pour des raisons aujourd’hui perdues. La rencontre physique des deux géants eut lieu en 1948 au Congrès mondial des intellectuels pour la paix à Wroclaw ( Pologne) du 25 au 28 août. A la suite de la manifestation un séjour en Pologne est organisé qui va du ghetto de Varsovie4, à Auschwitz- Birkenau. Pierre Daix raconte « j’ai entrainé, Picasso, Eluard, Césaire pour [leur] montrer les débris des fours crématoires immenses que les SS avaient fait sauter avant de fuir. A voir l’entassement des énormes carcasses disloquées, on devinait un usine, aussi énorme qu’un navire, foudroyée par un cataclysme. J’ai pris sur moi d’expliquer qu’il y avait eu dans ces batiments des chambres à gaz d’où les cadavres étaient directement transportés aux fours.[…] Nous sommes entrés dans un block […] et nous avons découvert des étages de cages tout à fait semblables à celles où l’on entassait les esclaves dans les bateaux de la traite des Noirs. »
Le désarroi partagé du peintre et du poète est immense, il en naîtra une collaboration dont le nom en signera l’origine : « Corps perdu » et que l’on peut voir à la Fondation Clément.
Nous reviendrons dans un article prochain sur « Annonciation » d’Aimé Césaire et Wifredo Lam, sur « Corps perdu » d’Aimé Césaire et Pablo Picasso et sur le dialogue que ces immenses créateurs entretinrent avec les masques africains. L’exposition se tient à la Fondation Clément du 08 décembre 2013 au 16 février 2014.
Début de l’article ;Césaire, Lam, Picasso, ils se sont trouvés!
Suite de l’article : En revenant del’Expo
Fin de l’article : Césaire& Picasso, Césaire & Lam à la Fondation Clément
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1Cf « Le ruban de la fille du pape » de Patrice Louis, Editions Ibis Rouge , 2008. Voir aussi le récit de ce voyage dans « Tristes Tropiques » de Claude Levi-Strauss, chapitres 2 et 3, Librairie Plon 1955
2Lire Suzanne Césaire, « Le Grand camouflage », in revue « Tropiques n° 13-14, 1945, et André breton, « Martinique charmeuse de serpents, Le Sagittaire, 1948
3Wifredo Lam, Paris Cercle d’Art,1975, in Aimé Césaire, Lam, Picasso, « Nous nous sommes trouvés » , Fondation Clément, Éditions Hervé Chopin, 2013
4Lire « Varsovie » de Aimé Césaire, poème publié dans l’hebdomadaire Action du 08-14/1948, puis renié par son auteur