— Par Selim Lander —
Saison sèche
Incontestablement l’un des événements du festival, très longuement applaudi, Saison sèche passe en force et ne peut pas laisser indifférent. Phia Ménard est une femme qui fut jadis un homme. Militante, elle n’a de cesse dans ses pièces chorégraphiées de dénoncer l’oppression de la femme par l’homme. Il s’agit donc de danse, une danse très contemporaine destinée à produire sur le spectateur des chocs à répétition. Le premier tableau montre des femmes vêtues d’une courte combinaison blanche dans un espace lui-même tout blanc pourvu d’un plafond qui monte et descend jusqu’à presque écraser les sept danseuses, comme pour mieux illustrer la domination de la société patriarcale. Vient ensuite le tableau de la danse rituelle inspirée de la secte des Haukas, au Ghana, filmée par Jean Rouch (Maîtres fous) : entièrement nues, peinturlurées de couleurs vives, les danseuses semblent effectivement se livrer à un rituel magique.
Au tableau suivant, elles ont revêtu des habits masculins correspondant à des positions sociales différentes, du loubard au clergyman en passant par l’ouvrier, le pompier, le bourgeois, le sportif… Ces hommes commencent par se chamailler avant de se mettre en rang d’ognons et entament une « marche militaire » chorégraphiée comme en voit assez fréquemment dans les pièces contemporaines, celle-ci en l’occurrence particulièrement réussie.Arrive le dernier tableau, particulièrement spectaculaire qui fait le décor se déliter sous nos yeux, d’abord sans intervention humaine (les danseuses ayant momentanément disparu) : « le carton alvéolé épais et résistant, lorsqu’il est sec, devient mou dès qu’il est humidifié, et laisse apparaître des liquides visqueux noirs » (P. Ménard). Lorsque les danseuses reviennent, nues de nouveau, elles s’emploient à détruire ce qui reste de la « prison des hommes ».
Tout cela est bien fait, frappant même, on n’en disconviendra pas. Mais pourquoi faut-il que les tableaux s’étirent autant et finissent par lasser, la chorégraphie de chacun se révélant passablement répétitive. Quant à la métaphore de la prison où les femmes se trouvent enfermées par le patriarcat, elle a le mérite d’être parfaitement lisible dans le spectacle. A ceci près que l’apparition des hommes (les femmes déguisées en hommes) brouille complètement la thèse que P. Ménard souhaite défendre, dans la mesure où lesdits hommes enrégimentés et marchant en cadence semblent tout autant aliénés que les femmes, bien plus à vrai dire puisque celles-ci sont capables de faire tomber les murs de leur prison contrairement à leurs tortionnaires qui restent docilement encasernés. Quoi qu’il en soit, pour les images très fortes que l’on gardera du spectacle, ce dernier restera en effet un événement du festival.
« Je vous l’affirme : le patriarcat est une association de malfaiteurs, des enfants feignant de ne pas entendre, une usurpation, un crime contre l’humanité » – Thia Ménard.
Certaines n’avaient jamais vu la mer
Julie Otsuka est américaine – ce que son nom ne laisse pas deviner – et d’origine japonaise – ce qui se conçoit plus facilement. Elle s’est intéressée aux Japonaises (dites picture brides) qui ont été attirées aux-Etats-Unis, au début du XXe siècle, pour épouser des Japonais installés auparavant. Attirées par des lettres souvent rédigées par d’autres que leurs signataires et qui faisaient miroiter un paradis illusoire, si bien que la découverte de la réalité fut pour la plupart de ces femmes la déception qu’on imagine. Mais elles s’habituèrent, travaillant dur dans les champs, au début, puis s’installant mieux, avec le niveau de vie qui augmentait pour tout le monde. Des enfants naquirent qui était, eux, non seulement nés américains mais américains de culture, en décalage avec leurs parents. Puis survint l’attaque sauvage des kamikazes nippons sur Pearl Harbour, en décembre 1941, suivie par l’entrée de l’Amérique dans la deuxième guerre mondiale. Les Japonais installés aux Etats-Unis furent alors suspectés d’intelligence avec l’ennemi et parqués dans des camps.
J. Otsuka raconte donc cette histoire dans un livre (The Buddha in the Attic, 2011) traduit en 22 langues (Certaines n’avaient jamais vu la mer en français) et plusieurs fois récompensé (prix Femina étranger 2012 en France). Elle fait parler les femmes qu’elle a interrogées comme une unique voix qui raconte des expériences multiples, sans dialogue donc, dans un texte prenant dont nous donnons un échantillon ici (extrait du chap. 2, « La première nuit ») :
« … Ils nous ont prises avec gourmandise, voracité, comme s’ils attendaient ce moment-là depuis des siècles. Ils nous ont prises alors que nous souffrions toujours des nausées de la traversée, et que le sol tanguait encore sous nos pieds. Ils nous ont prises dans la violence, à coups de poing, chaque fois que nous tentions de résister […] Ils nous ont prises en nous priant d’excuser leurs mains calleuses, et nous avons tout de suite compris qu’ils étaient fermiers et non banquiers. Ils nous ont prises tranquillement […] Ils nous ont prises avec frénésie sur des draps aux taches jaunies. Avec aisance et sans histoire, car certaines d’entre nous avaient fait cela bien des fois… »
C’est donc avec un texte pareil que Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence (CDN Drôme-Ardèche) a décidé de bâtir une pièce. On sait ce que nous pensons des adaptations littéraires au théâtre : entreprise risquée ! De fait, Certaines n’avaient jamais vu la mer ne dépasse jamais le stade d’une illustration, loin d’avoir l’impact du livre. Ainsi la scène correspondant au passage que l’on vient de citer ne parvient-elle à rendre compte de manière satisfaisante ni de la violence ni de la tendresse contenues dans le texte. On reste constamment en-deçà, contemplant un beau livre d’images là où l’on devrait être bouleversé. Les huit comédiennes et trois comédiens jouent d’ailleurs un ton en-dessous, comme s’ils ne se sentaient pas concernés par un drame qui semble plutôt les amuser. Ils disparaissent dans la dernière scène interprétée par Natalie Dessay chargée d’évoquer les réactions des Américains blancs face à la disparition des Japonais regroupés dans des camps. Elle raconte, chante un peu (le moins qu’on attendait de sa part). Et la pièce s’achève sans scandale, n’ayant à vrai dire ni plu ni déplu.