— Par Selim Lander —
Une troupe chilienne, La Re-Sentida, dirigée par Marco Layera, s’attaque en l’actualisant à un sujet déjà traité par Molière (la référence est explicite chez M. Layera) : comment ridiculiser les petits maîtres d’aujourd’hui, ces personnes tellement persuadées de leur supériorité qu’elles sont incapables de voir leurs ridicules. Le misanthrope, ici, est un jeune plasticien chilien qui vient d’être nommé ministre de la culture. Il invite ses amis pour fêter ça. Croient-ils, car, en réalité, le nouveau ministre veut donner un bon coup de pied dans la fourmilière. Choqué par le caractère élitiste de la culture officielle (seulement dans son pays ?), il a décidé de nommer aux postes de responsabilité du ministère non pas ses propres amis – qui n’attendaient que ça – mais d’authentiques représentants de la culture populaire. Il le fait savoir sans prendre de gants au cours de la fête. L’esprit de la pièce de Molière est bien là : dénoncer des maux réels mais d’une manière tellement excessive qu’elle en devient elle-même ridicule.
La pièce vise deux populations non sans relation entre elles : les « Artistes » contemporains, ceux dont la prétention ne parvient pas à cacher la nullité de leurs œuvres (aux yeux, du moins, de qui sait regarder) ; les « bobos » de gauche qui professent les idées généreuses bien à l’abri dans leur cocon d’égoïstes (comme par exemple prôner l’école publique et mettre ses propres enfants à l’école privée).
Il y a beaucoup de bonnes idées dans ce spectacle. Pour n’en citer qu’une, celle de faire intervenir un ours, un figurant déguisé en ours pour l’occasion, la femme de ménage de la maison qui a accepté de faire des heures supplémentaires dans le but d’offrir un i-phone à son fils… Cette femme de ménage a été renvoyée du musée d’art contemporain après avoir détruit une « installation » qu’elle a confondu avec les reliefs du vernissage. L’anecdote est authentique, comme on s’en souvient peut-être, après d’autres du même genre. L’année dernière, en 2015, les « agents de surface » du musée de Bolzano, en Italie, ont ainsi jeté à la poubelle, croyant bien faire, une installation nommée « Où allons-nous danser ce soir ? » de Sara Goldschmied et d’Eleonora Chiari. Dans la pièce, la frénésie de nettoyage de la femme de ménage se traduit par la réapparition de l’ours au moment des saluts, qui se met immédiatement à ranger, et ce jusqu’au départ du dernier spectateur.
La vidéo est un autre point fort de ce spectacle. Dieu sait combien celle-ci peut souvent paraître gratuite. Ce n’est pas le cas ici où elle traduit une véritable recherche esthétique. Cela tient à la fois à l’éclairage, aux mouvements de la caméra, aux maquillages et particulièrement sans doute aux fonds peints, soit de couleurs très vives, soit en noir et blanc, sur lequel se détachent les comédiens que l’on devine par ailleurs derrière un rideau à-demi transparent.
Comme dans Alors que j’attendais (voir notre billet n° 7), les comédiens ne sont pas équipés de micro et leur voix n’est pas amplifiée quand ils jouent devant le rideau, donc directement sous les yeux des spectateurs. Hélas, cette concession au théâtre d’antan n’empêche pas que le niveau sonore devienne par moments insupportable. Exactement comme dans 2666, la pièce de Julien Gosselin d’après Roberto Bolaño, l’événement-marathon du festival cette année (durée 11h30), il y a en particulier une scène de boite de nuit qui paraît interminable, filmée, accompagnée de la musique (?) assourdissante et répétitive sur laquelle il convient de danser de nos jours. Pourquoi infliger une telle souffrance aux spectateurs ? Parce que les jeunes metteurs en scène et comédiens d’aujourd’hui sont tellement habitués à vivre dans ce bruit prétendument musical que non seulement il ne les dérange pas mais qu’ils aiment ça ?
La Dictatura de lo Cool est exemplaire d’un certain théâtre contemporain qui ne cherche pas à soutenir l’attention du spectateur par une intrigue un tant soit peu élaborée (sans compter que les programmes distribués à l’avance ne manquent pas de dévoiler le « pitch »). Si les comédiens ont en général l’air de bien s’amuser, le regard des spectateurs reste constamment distancié. Il est rare qu’on rie franchement, on sourit parfois, à d’autres moments on s’ennuie ferme. Il ne se passe rien, puis vient quelque chose qui nous surprend agréablement. Et la plus grande partie du spectacle se passe à attendre ces surprises agréables.