Par Selim Lander
Deux pièces sur l’incommunicabilité, l’une dans le OFF montée par Lavelli, l’autre dans le IN du metteur en scène égyptien Ahmed El Attar.
On ne l’attendait pas
Dans un précédent article consacré à Crises de Lars Noren, nous écrivions de cet auteur qu’il se rattachait à une tradition psychologique typiquement suédoise depuis Strindberg et Bergman. On peut dire la même chose de Stig Larsson, né en 1955 (qu’on ne confondra pas avec Stieg Larsson, l’auteur de Millenium). Sur une grande scène de Présence Pasteur, un lieu du OFF installé dans un lycée privé, un plancher rond en bois clair délimite l’espace de jeu. A la périphérie du cercle, quelques rares meubles également en bois clair : au fond un banc, à jardin deux fauteuils, à cour un autre fauteuil sur lequel se trouve assise, de dos, une femme, la mère. Debout de l’autre côté, la fille. Au centre le père. C’est lui qui vient d’arriver dans la maison et que l’on n’attendait pas. L’action, ou plutôt – car il n’y a pas d’action au sens strict du terme – les interactions entre ces trois personnages dans ce lieu clos feront toute la pièce. Car le « professeur » qui apparaîtra plus tard tient tout au plus un rôle de comparse.
Ces trois personnages, donc, se cherchent tout au long de la pièce, sans jamais se trouver vraiment. Leurs paroles sonnent creux, comme si l’interlocuteur était incapable de les entendre, voire simplement de s’y intéresser. Qu’est-il arrivé au père, où était-il, comment est-il revenu ? Ces questions qu’il voudrait qu’on lui pose n’intéressent ni la mère ni la fille. Sort-il du bagne ? A-t-il vraiment rencontré cette femme étrange sur l’île où, éventuellement, il aurait atterri ? Et lui ne s’intéresse pas non plus sérieusement à ce qui leur est advenu en son absence. Sa femme est-elle aussi aveugle qu’elle le prétend ? De quoi sa fille se plaint-elle exactement ?
On ne connaît pas le texte et ses didascalies. A défaut des esprits et des intelligences, Jorge Lavelli – qui n’est pas n’importe qui, comme l’on sait – fait communiquer les corps des personnages dans quelques brefs moments d’une rare intensité, comme celui où la mère se met à téter le sein de sa fille complètement déshabillée pour la circonstance, une scène plus proche du cannibalisme, en réalité, que des relations entre un bébé et sa mère, même inversées. Il a par ailleurs contraint les deux comédiennes – et surtout la mère – à déclamer leurs textes, ce qui renforce le caractère totalement artificiel de la situation, sans la rendre pour autant du tout ridicule.
Jorge Lavelli aura bientôt 80 ans. Il est toujours dans la découverte de textes nouveaux et se montre plus « moderne » dans ses mises en scène que bien des jeunes m’as-tu-vu d’aujourd’hui.
The Last Supper
Ce n’est pas tous les jours qu’on peut assister à un spectacle venu d’Egypte. Aussi celui concocté par Ahmed El Attar était-il attendu avec curiosité. Il est arrivé en Avignon en force avec une troupe de treize comédiens (dont quatre enfants jouant par paire en alternance, plus un bébé sous forme de poupée, plus le personnage de la mère, virtuel puisqu’on l’attend tout au long de la pièce). La situation qui est donnée au départ et n’évoluera pas est celle d’un repas de famille chez de riches bourgeois cairotes. Naturellement, ils ne sont pas tous présents dès le début, cependant l’arrivée de nouveaux convives ne changera rien sur le fond puisque, du commencement à la fin, les personnages se conteront de parler… pour ne rien dire, sans trop se préoccuper de savoir s’ils sont écoutés. Les personnages les plus vivants, paradoxalement, sont les domestiques, alors qu’ils n’ouvrent pas la bouche. Car ils s’agitent en tous sens pour obéir aux ordres qui pleuvent sur eux sans arrêt. Mahmoud El Haddad se montre le plus éloquent, dans ce jeu muet, avec sa démarche claudicante et son expression naïve.
Comme décor, une table tout en longueur avec les convives qui nous font face. En dehors des domestiques muets, se détachent quelques membres de la famille, ainsi le bavard incorrigible qui ne cesse d’étaler ses relations, ou le pater familias obsédé par les chiffres (tout, pour lui, s’estime en dollars), ou enfin le fils artiste et volontairement provocateur.
The Last Supper fait référence à quelques tableaux célèbres qui représentent frontalement le Christ et ses apôtres partageant une « dernière cène ». A part ça, le titre est très mal choisi puisque le repas très ordinaire qui fait l’objet de la pièce est sans nul doute appelé à se reproduire avec les mêmes personnages à maintes reprises. Aucun élément dramatique n’est introduit qui puisse nous faire croire le contraire.
Nous sommes dans du théâtre documentaire. Et, de fait, il y a des choses à apprendre sur une haute société égyptienne – à l’abri d’une bulle où elle peut savourer ses privilèges – qui ne semble pas avoir tellement évolué depuis Lawrence Durrell et le Quatuor d’Alexandrie. La seule différence tient à l’islam qui s’est fait plus pesant depuis. Si la femme du neveu fait voler sa djellaba en entrant dans la maison et apparaît alors (court) vêtue à la mode occidentale, l’épouse du fils de la maison n’ôte pas son foulard et ses jambes restent dissimulées sous un pantalon. Quant à la bonne qui s’occupe des enfants, en marge du repas, elle ne quittera pas sa djellaba jusqu’à la fin.
La mise en scène n’est guère imaginative. Seuls les domestiques font vraiment diversion, comme on l’a dit. De temps à autre – par exemple au moment de l’inévitable selfie – un arrêt sur image se produit, accompagné d’une lumière rouge. The Last Supper n’est ni déplaisant, ni agaçant. Cela étant, il n’a rien pour susciter l’enthousiasme.